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mois de l'année; il croit être sage, il est insensé, il croit tout voir, et il ne voit rien, il meurt sans avoir jamais rien vu; tout au plus il aperçoit des ombres et de fausses lueurs; des fantômes qui n'ont rien de réel ainsi sont tous les hommes entraînés par le plaisir des sens et par le charme de l'imagination. Il n'y a point sur la terre de véritables hommes, excepté ceux qui consultent, qui aiment, qui suivent cette raison éternelle qui nous inspire quand nous pensons bien; c'est elle qui nous répond quand nous pensons mal, nous ne tenons pas moins d'elle la raison que la vie. Elle est comme un grand océan de lumière; nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s'y perdre.

Comme tout ce langage métaphysique, malgré sa hauteur, est facile, sans effort, nombreux, périodique, plein d'élégance et de choix dans l'expression! Voilà pour le mérite général; maintenant, au détail : « Lumière qui se donne à tous sans se partager; vérité qui éclaire les esprits comme le soleil les corps. » Dès qu'il est question de la vérité, l'abstraction prend corps immédiatement; ce corps qu'elle revêt, c'est le plus subtil de tous, le seul qui puisse lui être comparé; c'est la lumière. La religion, comme la philosophie, est accoutumée à cette métaphore, à ce symbole inévitable. Aussi voyez comme il se développe ici dans Fénelon : « Celui qui ne voit pas cette lumière vit sans voir, il meurt sans avoir vécu; il voit des ombres et de fausses lueurs. » L'auteur a ici un souvenir évident de la célèbre allégorie de la caverne, dans la république de Platon; si l'on se reportę au passage cité (p. 115), on trouvera aussi que Bossuet montre très-bien comment les hommes ne voient ici-bas que les ombres de la vérité, et qu'un trop grand nombre prend les lueurs pour le plein jour. La parole de l'évêque de Meaux est plus solennelle, plus profonde; son autorité aussi est plus grande; mais Fénelon a quelque chose de plus pénétrant, qui sait mieux s'infiltrer dans les cœurs, comme cette lumière de la vérité

qu'il décrit << qui fait les véritables hommes, qui est notre vie comme elle est notre raison. » La magnifique figure de l'océan de lumière offre l'alliance de ce qu'il y a de plus élevé dans la pensée, et de plus splendide dans l'imagination; seulement, il ne faut pas prendre d'une manière absolue le dernier trait « pour s'y perdre; » ce serait le panthéisme; on vit en Dieu, on est en lui, vivimus et sumus; mais on ne s'absorbe pas; on reste soi, une substance personnelle et vivante : mystère, mais vérité.

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Télémaque s'avança vers ces rois, qui étaient dans des bocages odoriférants, sur des gazons toujours renaissants et fleuris. Mille petits ruisseaux d'une onde pure arrosaient ces beaux lieux et y faisaient sentir une délicieuse fraîcheur; un nombre infini d'oiseaux faisaient résonner ces bocages de leurs doux chants. On voyait tout ensemble les fleurs du printemps qui naissaient sous les pas, avec les plus riches fruits de l'automne qui pendaient des arbres. Là jamais on ne ressentit les ardeurs de la furieuse canicule; là jamais les noirs aquilons n'osèrent souffler, ni faire sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la guerre altérée de sang, ni la cruelle envie qui mord d'une dent venimeuse, et qui porte des vipères entortillées dans son sein et autour de ses bras, ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs, n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit avec sombres voiles y est inconnue ; une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne dans ses rayons comme d'un vêtement.

ses

Pour bien comprendre l'Élysée de Fénelon, il ne faut pas oublier que le Télémaque est un sujet antique et ne devait pas être étranger aux fictions de l'antique mythologie. Aussi, en commençant le tableau du bonheur des justes, le poëte ne s'écarte pas des données recueillies dans Virgile, son devancier. Chez tous les deux les âmes justes se promènent, heureuses, dans le bocage, a sur des gazons

renaissants et fleuris; » il y a des ruisseaux enchantés, des oiseaux, des fleurs, un printemps éternel. Le français est riche d'expression, pénétré de la plus fraîche mélodie; les incises, d'une longueur à peu près égale, y coulent avec douceur, comme les mille ruisseaux qui arrosent ces beaux lieux. Mais le poëte ne s'arrête pas longtemps à la peinture des félicités physiques dont jouissent les justes dans l'Élysée; il signale l'absence des passions cruelles dans ce séjour de la paix; puis, voguant en plein spiritualisme, il caractérise cette lumière pure qui « se répand autour du corps de ces justes, et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. » Ce langage, cette harmonie sont déjà d'une grande hauteur, pourtant ce n'est qu'un prélude. Virgile est allé jusque-là; il nous parle aussi d'une lumière de pourpre qui revêt le corps des justes; mais là s'arrête le poëte païen, il ne pouvait pénétrer plus loin. Animé d'un souffle supérieur, Fénelon est entré de plain-pied dans la région de la lumière.

Cette lumière n'est point semblable à une lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière; elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal; elle n'éblouit jamais, au contraire elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité; c'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris, elle sort d'eux, et elle y rentre; elle les pénètre et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie, ils sont plongés dans cet abîmé de délices comme les poissons dans la mer, ils ne veulent plus rien; ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leurs cœurs; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les hommes avides et affamés cherchent sur la terre; toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien,

parce que le comble de leurs félicités qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors.

Fénelon a commencé par établir la différence qui existe entre la lumière divine dont sont revêtus les justes et la lumière de la terre; celle-ci n'est que ténèbres, en quelque sorte les ténèbres visibles de Milton. Alors, il essaie de caractériser celle du ciel; c'est là que la parole abonde, souple, variée, lumineuse enfin comme le phénomène divin qu'elle décrit. Sa pensée se spiritualise de plus en plus; elle débute par des généralités : « Cette lumière pénètre les corps les plus épais plus subtilement que les rayons du soleil ne pénètrent le cristal le plus pur; » puis, c'est la lumière qui devient la substance même de l'homme; tout à l'heure elle était son vêtement, ici elle est sa nourriture; «< ils la voient, ils la sentent, ils la respirent. » C'est une psychologie de l'état de l'âme, identifiée avec la vérité; toutes les félicités extérieures ne sont rien pour ces âmes accoutumées à trouver au dedans le comble de leur joie. Ainsi le penseur chrétien fait disparaître comme une ombre ces joies païennes dont l'imagination du poëte avait été obligée de faire le prélude de la félicité des justes.

Les hautes montagnes de Thrace qui, de leur front couvert de neige et de glace depuis l'origine du monde, fendent les nues, seraient renversées de leurs fondements posés au centre de la terre, que les cœurs de ces hommes justes ne pourraient pas même être émus; seulement ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivants dans le monde; mais c'est une pitié douce et paisible qui n'altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leur visage; mais leur joie n'a rien de folâtre et d'indécent; c'est une joie douce, noble, pleine de majesté; c'est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui

les transporte; ils sont sans interruption, à chaque moment dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle avait cru mort; et cette joie qui échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du cœur de ces hommes, jamais elle ne languit un seul instant, elle est toujours nouvelle pour eux; ils ont le transport de l'ivresse sans en avoir le trouble et l'aveuglement. Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs cœurs comme un torrent de la divinité même qui s'unit à eux; ils voient, ils goûtent qu'ils sont heureux et sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent les louanges des dieux, et ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensée, un seul cœur; une même félicité fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies.

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Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels; et cependant mille et mille siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur les trônes que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mêmes avec une puissance immuable; ils ne portent plus ces vains diadèmes dont l'éclat cause tant de craintes et de noirs soucis; les dieux mêmes les ont couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir.

La magnifique période qui commence ce paragraphe rappelle, en le surpassant, un passage célèbre d'Horace : Justum et tenacem: mais rien n'égale la sublime sérénité du style de Fénelon; il monte, aussi lui, comme les montagnes du Thrace, dans l'éther de la poésie. «Ne pourraient pas être émus; » justesse de l'expression : « émus » est mieux choisi qu'ébranlés. Horace (dit: Les ruines du monde frapperaient le juste sans le faire trembler; émouvoir dit moins que trembler, ici il dit plus. « Une jeunesse éternelle... de folâtre ni d'indécent. » Cette phrase est un peu faible; la félicité est trop souvent répétée; quelquefois l'abondance de Fénelon est trop facile; on pourrait lui retrancher quelque chose. Mais à quelle hauteur il se relève dans la phrase qui suit, où le bonheur éternel des justes est

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