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remplirais-je vos esprits, et quelle impression ferait sur vos cœurs le récit de tant d'actions édifiantes et glorieuses!

Quelle matière fut jamais plus disposée à recevoir tous les ornements d'une grave et solide éloquence, que la vie et la mort de très-haut et très-puissant prince, Henri de la Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, maréchal général des camps et armées du roi, et colonel général de la cavalerie légère? Où brillent avec plus d'éclat les effets glorieux de la vertu militaire, conduite d'armées, siége de places, prises de villes, passages de rivières, attaques hardies, retraites honorables, campements bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis vaincus par la force, dissipés par l'adresse, lassés et consumés par une sage et noble patience? Où peut-on trouver tant et de si puissants exemples, que dans les actions d'un homme sage, modeste, libéral, désintéressé, dévoué au service du prince et de la patrie; grand dans l'adversité par son courage, dans les prospérités par sa modestie, dans les difficultés par sa prudence, dans les périls par sa valeur, dans la religion par sa piété ?

Quel sujet peut inspirer des sentiments plus justes et plus touchants qu'une mort soudaine et surprenante qui a suspendu le cours de nos victoires, et rompu les plus douces espérances de la paix? Puissances ennemies de la France, vous vivez, et l'esprit de la charité chrétienne m'interdit de faire aucun souhait pour votre mort. Puissiez-vous seulement reconnaître la justice de nos armes, recevoir la paix que, malgré vos pertes, vous avez tant de fois refusée; et, dans l'abondance de vos larmes, éteindre les feux d'une guerre que vous avez malheureusement allumée! A Dieu ne plaise que je porte mes souhaits plus loin! Les jugements de Dieu sont impénétrables; mais vous vivez, et je plains en cette chaire un sage et vertueux capitaine dont les intentions étaient pures, et dont la vertu semblait mériter une vie plus longue et plus étendue.

Le rapport de la vie et de la mort de Judas Machabée avec la vie et la mort de Turenne était d'une clarté frappante; il suffit à l'orateur de l'indiquer après cette magnifique comparaison. C'est ce que fait Fléchier avec beaucoup de goût sans insister davantage sur cet objet. - Il

y a beaucoup d'art dans ce souhait des lumières du même Esprit qui avait inspiré le livre des Machabées, pour reproduire dignement les vertus qu'à son tour il doit célébrer. L'orateur insiste trop sur les ornements que peut recevoir un si beau sujet, mais il trouve l'occasion de présenter d'avance les divers points de son discours. On voit déjà quelle sera la division de cet éloge du héros qui fut «< sage et vaillant comme Machabée; » ce sont les vertus du guerrier et celles de l'homme sage dont il résume les caractères dans cet exorde. On voit ici un exemple de cette forme symétrique que recherche Fléchier et dont il a trop abusé : « Ennemis vaincus par la force, dissipés par l'adresse, etc.;» et plus bas, «grand dans l'adversité par son courage, dans la prospérité par sa modestie, etc. » Ce dernier mot est pris dans le sens complet du latin modestia, l'idée de modération. «Puissances ennemies de la France, vous vivez, etc. ; » on a souvent, et avec raison, montré que cette apostrophe aux ennemis de la France, non-seulement est froide, d'une vivacité factice, sans chaleur réelle; mais est vide en soi, et qu'il n'y a nulle comparaison à établir entre des nations et un héros; parce qu'un héros, un mortel est mort, il n'y a pas lieu de s'étonner que des nations ennemies soient vivantes. Il faut aussi relever le mauvais goût de cette métaphore outrée : « Éteindre les feux d'une guerre dans l'abondance de ses larmes.» « Plus longue et plus étendue;» ce dernier mot paraît être ici exclusivement pour l'harmonie.

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2. Mort de Turenne.

Cette oraison funèbre est de beaucoup la meilleure de toutes celles de Fléchier. « Les deux premières parties, dit Thomas, peignent avec noblesse les talents d'un général et les vertus d'un sage; et à mesure que l'orateur avance vers la fin, il semble acquérir de nouvelles forces.»

C'est, en particulier, un récit oratoire d'une grande beauté que celui qu'on va lire.

Il passe le Rhin et trompe la vigilance d'un général habile et prévoyant. Il observe les mouvements des ennemis. Il relève le courage des alliés; il ménage la foi suspecte et chancelante des voisins. Il ôte aux uns la volonté, aux autres le moyen de nuire; et, profitant de toutes ces conjonctures importantes qui préparent les grands et glorieux événements, il ne laisse rien à la fortune de ce que le conseil et la prudence humaine lui peuvent ôter. Déjà frémissait dans son camp l'ennemi confus et déconcerté. Déjà prenait l'essor pour se sauver dans les montagnes cet aigle dont le vol hardi avait d'abord effrayé nos provinces. Ces foudres de bronze, que l'enfer a inventées pour la destruction des hommes, tonnaient de tous côtés pour favoriser et pour précipiter cette retraite, et la France en suspens attendait le succès d'une entreprise qui, selon toutes les règles de la guerre, était infaillible.

Hélas! nous savions tous ce que nous pouvions espérer et nous ne pensions pas à ce que nous devions craindre. La Providence divine nous cachait un malheur plus grand que la perte d'une bataille. Il en devait coûter une vie que chacun de nous eût voulu racheter de la sienne propre, et tout ce que nous pouvions gagner ne valait pas tout ce que nous allions perdre. O Dieu terrible, mais juste en vos conseils sur les enfants des hommes, vous disposez et des vainqueurs et des victoires. Pour accomplir vos volontés et faire craindre vos jugements, votre puissance renverse ceux que votre puissance avait élevés. Vous immolez à votre souveraine grandeur de grandes victimes, et vous frappez quand il vous plaît ces têtes illustres que vous aviez tant de fois couronnées.

L'orateur commence par une revue des diverses circonstances qui présageaient la gloire et le succès à la dernière expédition de Turenne. La métaphore prolongée de l'aigle est très-belle, l'inversion lui donne un tour fier et comme un vol hardi, qui ressemble assez à celui de Bossuet. Cette figure est d'ailleurs préparée par la phrase qui

précède; toutefois si l'ennemi est confus, déconcerté, il ne songe pas à prendre l'essor. Les nuances sont encore moins ménagées dans ce qui suit; cette autre métaphore des « foudres de bronze, inventées par l'enfer »> est trop voisine et trop différente de celle de l'aigle; il y a incohérence, ou du moins surcharge de couleur. — « La France en suspens» est une belle expression, une personnification vive.- « Hélas! nous savions tous, etc. » est une belle transition à la cruelle catastrophe. L'apostrophe « Dieu terrible, mais juste en vos conseils » est solennelle; les antithèses sont grandes et prises dans la situation. Puis, dans deux phrases d'une coupe noble autant qu'harmonieuse, l'orateur, avec un grand art, arrête nos regards sur les grandes victimes et sur les couronnes humaines que portent ceux que Dieu frappe quand il lui plaît.

N'attendez pas, Messieurs, que j'ouvre ici une scène tragique, que je représente ce grand homme étendu sur ses propres trophées; que je découvre ce corps pâle et sanglant, auprès duquel fume encore la foudre qui l'a frappé; que je fasse crier son sang comme celui d'Abel et que j'expose à vos yeux les tristes images de la religion et de la patrie éplorées. Dans les pertes médiocres, on surprend ainsi la piété des auditeurs, et par des mouvements étudiés on tire au moins de leurs yeux quelques larmes vaines et forcées. Mais on redit sans art une mort qu'on pleure sans feinte. Chacun trouve en soi la source de sa douleur et rouvre lui-même sa plaie, et le cœur, pour être touché, n'a pas besoin que l'imagination soit émue.

Peu s'en faut que je n'interrompe ici mon discours. Je me trouble, Messieurs. Turenne meurt, tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les bonnes intentions de nos alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ranimé par la vengeance; le camp demeure immobile, les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite et non aux blessures qu'ils ont reçues. Les pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général mort. L'armée en deuil est occupée à lui rendre les devoirs funèbres, et la renom

mée qui se plaît à répandre dans l'univers les événements extraordinaires, va remplir toute l'Europe du récit glorieux de la vie de ce prince, et du triste regret de sa mort.

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On a souvent cité ce superbe exemple de la prétérition oratoire, lorsqu'on annonce que l'on ne parlera pas de certains objets sur lesquels néanmoins on insiste avec éner gie. « Ce grand homme étendu sur ses propres trophées, ce corps pâle et sanglant, la religion et la patrie éplorées,» tout cela constitue une hypotypose, une peinture très-vive, mais non sans quelque apprêt. L'esprit antithétique de Fléchier intervient trop ici. « Sans art, sans feinte..., le cœur n'a pas besoin que l'imagination, etc. » ces vérités incontestables s'amoindrissent par la prétention symétrique qui a présidé à leur arrangement. « Peu s'en faut que je n'interrompe, etc. » L'auditeur n'est pas dupe; on sait qu'un discours est écrit et que l'orateur ne se trouble pas; il faut éviter ces troubles factices. Le reste est admirable. Ces incises, courtes et sombres, dont chacune contient un sens, un point de vue du désastre de la France, sont d'un effet saisissant. «Le camp demeure immobile. » Il y a un effet d'harmonie très-marqué dans l'arrangement de ces mots. Peu après la phrase s'élargit et finit par se dilater tout entière; c'est la renommée qui ouvre des ailes éployées, parcourant l'Europe, acquérant des forces dans sa route pour raconter la gloire et la mort du héros de la France.

Que de soupirs alors, que de plaintes, que de louanges retentissent dans les villes, dans la campagne! L'un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l'espéranee de sa récolte; l'autre, qui jouit encore en repos de l'héritage qu'il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l'a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre. Ici l'on offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l'âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public; là on lui dresse une pompe funèbre, où l'on s'attendait à lui dresser un triomphe. Chacun choisit l'endroit le plus éclatant dans une si

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