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le développement. Puis remarquez le parfait accord des verbes multipliés avec leur complément : « Aigri de dépits amers, envenimé de mortelles inimitiés, accablé de profondes tristesses, desséché de noires mélancolies; » tout cela est excellent et d'une justesse achevée. Est-ce à tort qu'à la suite d'une telle énumération, l'orateur parle des bourreaux intérieurs qui déchirent une âme dans cette espèce d'enfer où vit l'ambitieux? « Nous éclairent dans nos intrigues; >> image forte, jetant le jour devant nos pas; et tout le reste du paragraphe exprime, par le choix des termes et par ses incises multipliées toutes les agitations que l'ambitieux doit subir, toutes les entraves qui le captivent et « l'arrêtent dans ses voies. » Puis viennent les découragements « les déboires (expression familière mais bonne dans le sens de dégoût) » qu'il faut subir; pour réussir? non, pour échouer. Combien rares, en effet, sont les succès de l'ambitieux ! S'il échoue, Bourdaloue peint son désespoir par un trait final effrayant, « la rage dans le cœur et la honte devant les hommes. »

Je dis plus c'est que cet état, si l'on est enfin assez heureux pour s'y ingérer, bien loin de mettre des bornes à l'ambition et d'en éteindre le feu, ne sert au contraire qu'à la piquer davantage et qu'à l'allumer; que d'un degré on tend bientôt à un autre, tellement qu'il n'y a rien où l'on ne se porte ni rien où l'on se fixe; rien que l'on ne veuille avoir, ni rien dont on jouisse; que ce n'est qu'une perpétuelle succession de vues, de désirs, d'entreprises, et, par une suite nécessaire, qu'un perpétuel tourment. C'est que, pour troubler toute la douceur de cet état, il ne faut souvent que la moindre circonstance et le sujet le plus léger, qu'un esprit ambitieux grossit, et dont il se fait

uu monstre.

Quelques-uns réussissent, atteignent enfin le but tant souhaité; sont-ils heureux? Bourdaloue est un trop grand maître de la vie spirituelle pour ne pas reconnaître l'impuissance du bonheur humain tel qu'il est rêvé cu qu'il peut

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être obtenu par l'ambitieux; il peint avec des traits vifs et pénétrants, « le pérpétuel tourment » du cœur qui désire et que rien ne rassasie. « Il n'est rien où il ne se porte, ni où il se livre. » Jamais heureux, puisque, à défaut de malheur réel, il est habile à s'en créer « dans le sujet le plus léger qu'il grossit et dont il fait un monstre. » Cela est dans le genre de Pascal; profond et triste. Qui, plus d'une fois, ne s'est pas fait un monstre, d'un ombre, d'un rien? «S'y ingérer; » expression rarement employée, mais ayant ici un sens précis ; être parvenu à un certain but par l'intrigue, l'Académie dit: se mêler de quelque chose sans en être requis « ne sert qu'à l'allumer; » le succès attise le feu de l'ambition. · « D'un degré on tend bientôt à un autre ; » image empruntée au voyageur qui gravit une montagne, et qui, arrivé au sommet, en voit une autre se dresser devant lui. Corneille a, sur les résultats de l'ambition, parvenue au comble de ses vœux, un trait d'une incomparable grandeur :

Et monté sur le faîte, il aspire à descendre.

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Combien de pauvres sont oubliés! combien demeurent sans secours et sans assistance! oubli d'autant plus déplorable, que, de la part des riches, il est volontaire, et par conséquent criminel. Je m'explique. Combien de malheureux réduits aux dernières, rigueurs de la pauvreté, et que l'on ne soulage pas parce qu'on ne les connaît pas, et que l'on ne veut pas les connaître ! Si l'on savait l'extrémité de leurs besoins, on aurait pour eux, malgré soi, sinon de la charité, au moins de l'humanité. A la vue de leurs misères, on rougirait de ses excès, on aurait honte de ses délicatesses, on se reprocherait ses folles dépenses, et l'on s'en ferait, avec raison, des crimes. Mais parce qu'on ignore ce qu'ils souffrent, parce qu'on ne veut pas s'en instruire, parce qu'on craint d'en entendre parler, parce qu'on les éloigne de sa présence, on croit en être quitte en les ou

bliant; et, quelque extrêmes que soient leurs maux, on y devient insensible.

Dans un sujet aussi pathétique, Bourdaloue s'inquiète peu de toucher, il veut convaincre, il veut démontrer aux riches le crime où ils tombent en ne soulageant pas le malheureux. « L'oubli est volontaire et par conséquent criminel. » Pourquoi volontaire? L'auteur n'a pas mis ce mot pour ne pas l'éclaircir; « on ne veut pas les connaître ; » on ne veut pas se souvenir; là est le crime secret; on évite l'occasion de rencontrer le pauvre. Puis, descendant plus au fond, dans les retraites du cœur, il dit pourquoi on ne veut pas le connaître, pourquoi on fuit la présence de l'infortuné; ce n'est pas toujours dureté naturelle; c'est pour ne pas faire un retour sur soi-même et « n'avoir pas à rougir de ses propres excès. » Et ici encore un trait de mœurs que l'on attribuerait à Pascal : « on croit en être quitte des pauvres en les oubliant. >>

Combien de véritables pauvres, que l'on rebute comme s'ils ne l'étaient pas, sans qu'on se donne et qu'on veuille se donner la peine de discerner s'ils le sont en effet! Combien de pauvres dont les gémissements sont trop faibles pour venir jusqu'à nous, et dont on ne veut pas s'approcher pour se mettre en devoir de les écouter! Combien de languissants dans les hôpitaux et combien de honteux dans les familles particulières! Parmi ceux qu'on connaît pour pauvres, et dont on ne peut ni ignorer ni même oublier le douloureux état, combien sont négligés! combien sont durement traités! combien manquent de tout, pendant que le riche est dans l'abondance, dans le luxe et dans les délices! S'il n'y avait point de jugement dernier, voilà ce que l'on pourrait appeler le scandale de la Providence : la patience des pauvres outragés par la dureté et par l'insensibilité des riches.

On vient de voir l'énumération des divers genres de pauvreté, les pauvres abandonnés, désolés, languissants, honteux, tous caractérisés avec cette parfaite justesse de l'ex

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pression, qui est le propre de tous les vrais écrivains du grand siècle. Il y a dans la dernière phrase un trait de sensibilité; le prédicateur est ému, il s'indigne; c'est un de ces traits éloquents qui faisaient dire à Madame de Sévigné, fort admiratrice de Bourdaloue, « qu'il était d'une force à faire trembler les courtisans. >>

3. Exorde du sermon sur la Nativité.

J'annonce un Sauveur humble et pauvre, mais je l'annonce aux gens du monde et aux riches du monde. Que leur dirai-je donc, Seigneur, et de quels termes me servirai-je pour leur proposer le mystère de votre humilité et de votre pauvreté? Leur dirai-je, Ne craignez point? dans l'état où je les suppose, ce serait les tromper. Leur dirai-je, Craignez? je m'éloignerais de l'esprit du mystère même que nous célébrons et des pensées consolantes qu'il inspire et qu'il doit inspirer aux plus grands pécheurs. Leur dirai-je, Affligez-vous, pendant que tout le monde chrétien est dans la joie? Leur dirai-je, Consolez-vous, pendant qu'à la vue du Sauveur, qui condamne toutes leurs maximes, ils ont tant de raisons de s'affliger? Je leur dirai, ô mon Dieu, l'un et l'autre, et par là je satisferai à ce devoir que vous m'imposez. Je leur dirai: Affligez-vous, consolez-vous, car je vous annonce une nouvelle qui est tout à la fois pour vous un sujet de crainte et de joie.

C'est ici un très-bel exemple de la figure de pensée que l'on appelle dubitation, par laquelle on exprime son incertitude sur le parti que l'on doit prendre. Craindre et ne pas craindre, s'affliger et se consoler, tel est au fond le secret de tous les mystères de la foi; terribles ou pleins d'espérance, douloureux ou consolateurs, ils ne sont jamais exclusivement l'un ou l'autre, et surtout le mystère de la Nativité, une si bonne nouvelle pour le genre humain ra-. cheté; un écueil aussi pour tant de chrétiens infidèles; positus in ruinam multorum in Israel. C'est ce que l'orateur exprime avec un tour plein d'éloquence.

4. Ce qui fait les héros.

J'appelle le principe de ces grands exploits, cette ardeur martiale qui, sans témérité ni emportement, lui faisait tout oser et tout entreprendre; ce feu qui, dans l'exécution, lui rendait tout possible et tout facile; cette fermeté d'âme que jamais nulle résistance ne lassa ni ne rebuta; cette vigilance que rien ne surprenait; cette prévoyance à laquelle rien n'échappait; cette étendue de pénétration avec laquelle, dans les plus hasardeuses occasions, il envisageait d'abord tout ce qui pouvait ou troubler ou favoriser l'événement des choses, semblable à un aigle dont la vue perçante fait en un moment la découverte de tout un vaste pays; cette promptitude à prendre son parti, qu'on n'accusa jamais en lui de précipitation, et qui, sans avoir l'inconvénient de la lenteur des autres, en avait toute la maturité; cette science qu'il pratiquait si bien, et qui le rendait si habile à profiter des conjonctures, à prévenir les desseins des ennemis avant qu'ils fussent conçus, et à ne pas perdre en vaines délibérations ces moments heureux qui décident du sort des armées; cette activité que rien ne pouvait égaler, et qui, dans un jour de bataille, le partageant, pour ainsi dire, et le multipliant, faisait qu'il se trouvait partout, qu'il suppléait à tout, qu'il ralliait tout, qu'il maintenait tout; soldat et général, tout à la fois, et, par sa présence, inspirant à tout le corps d'armée, jusqu'aux plus vils membres qui le composaient, son courage et sa valeur, ce sang-froid qu'il savait si bien conserver dans la chaleur du combat, cette tranquillité dont il n'était jamais plus sûr que quand on en venait aux mains, et dans l'horreur de la mêlée; cette modération et cette douceur pour les siens, qui redoublaient à mesure que sa fierté contre l'ennemi était émue; cet inflexible oubli de sa personne, qui n'écouta jamais la remontrance, et auquel constamment déterminé, il se fit un devoir de prodiguer sa vie, et un jeu de braver la mort ; car tout cela est le vif portrait que chacun de vous se fait, au moment que je parle, du prince que nous avons perdu. Et voilà ce qui fait les héros.

Si l'on considère l'ensemble de cette période longue et pénible, il semble que l'on entre dans un taillis touffus, et

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