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6.

Genre de vie de madame de Sévigné à sa
campagne des Rochers.

Nous faisons une vie si réglée qu'il n'est guère possible de se mal porter. On se lève à huit heures; très-souvent je vais, jusqu'à neuf heures que la messe sonne, prendre la fraîcheur de ces bois; après la messe on s'habille; on se dit bonjour, on retourne cueillir des fleurs d'oranger, on dîne, on lit et l'on travaille jusqu'à cinq heures.

Depuis que nous n'avons plus mon fils, je lis pour épargner la petite poitrine de sa femme; je la quitte à cinq heures, je m'en vais dans ces aimables allées, j'ai des livres, je change de place, et je varie le tour de mes promenades, un livre de dévotion et un livre d'histoire, on va de l'un à l'autre; cela fait du divertissement; un peu rêver à Dieu, à la Providence, posséder son âme, songer à l'avenir. Enfin, sur les huit heures, j'entends une cloche, c'est le souper; je suis quelquefois un peu loin; je retrouve la marquise (sa bru) dans son beau parterre; nous nous sommes une compagnie, on soupe pendant l'entretien; je retourne avec elle à la place Coulanges, au milieu de ces orangers; je regarde d'un œil d'envie la sainte horreur au travers de la porte de fer que vous ne connaissez point. Je voudrais y être, mais il n'y a pas de raison.

J'aime cette vie mille fois plus que celle de Rennes; cette solitude n'est-elle pas bien convenable à une personne qui doit songer à soi et qui est ou veut être chrétienne? Enfin, ma chère bonne, il n'y a que vous que je préfère au triste et tranquille repos dont je jouis ici; car j'avoue que j'envisage avec un trop aimable plaisir que je pourrai, si Dieu le veut, passer encore quelque temps avec vous.

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« Nous faisons une vie;» au dix-septième siècle, on employait le verbe faire bien plus fréquemment que dans le nôtre. « La petite poitrine de sa femme; » peut être un léger sentiment épigrammatique; bru n'est pas fille: c'est à sa fille qu'elle disait ce mot charmant : « Ma fille, j'ai mal à votre poitrine. » — « Cela fait du divertissement, dans le sens de diversion. « On peut rêver à soi, etc., »

beau langage ascétique; surtout ce mot : « Posséder son âme. » «La sainte horreur» est le souvenir d'un vers de Racine, que madame de Sévigné aimait trop peu: «Une sainte horreur qui nous rassure,» avait dit le poëte dans Iphigénie. Il y a ici, dans la lettre, quelques allusions obscures. Elle aime cette solitude, parce qu'on pense à Dieu, et qu'on apprend à vivre chrétiennement; mais elle se trouble de sentir glisser en son cœur sa passion maternelle, qui lui fait envisager « un plaisir plus aimable que ce triste et tranquille repos » dont elle jouit aux Rochers.

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Bourdaloue est le plus fécond, le plus nerveux, le plus dialecticien de tous les sermonnaires: il n'a pas la splendeur de Bossuet; il n'a pas non plus l'effusion tendre et poétique de Massillon; mais il l'emporte par la dignité, l'austérité, par la rigueur des raisonnements, par l'art avec lequel il suit sa pensée, la développe, et fait la guerre aux sophismes qu'il poursuit, les taillant en pièces, jusqu'à leur dernier retranchement. Mais, plus désireux de convaincre que de plaire, il a peut-être trop négligé, au détriment d'une gloire littéraire qu'il ne cherchait pas, les artifices du langage, l'élégance habituelle et ces mouvements passionnés qui sont l'âme de l'éloquence, qui pénètrent les cœurs, et déterminent un plus prompt, un plus entier assentiment de l'esprit. Quoi qu'il en soit, Bourdaloue est un des premiers écrivains classiques du grand siècle; « c'est un travail utile que de considérer la chaîne si fortement liée de ses idées, et le style nerveux et sévère dont il a su les revêtir.

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L'ambition montre à celui qu'elle aveugle, pour terme de ses poursuites, un état florissant où il n'aura plus rien à désirer, parce que ses vœux seront accomplis, où il goûtera le plaisir le plus doux pour lui, et dont il est le plus sensiblement touché, savoir de dominer, d'ordonner, d'être l'arbitre et le dispensa

teur des grâces, de briller dans un ministère, dans une dignité éclatante; d'y recevoir l'encens du public et ses soumissions, de s'y faire craindre, honorer, respecter. Tout cela, rassemblé dans un point de vue, lui trace l'idée la plus agréable, et peint à son imagination l'objet le plus conforme au vœu de son cœur; mais dans le fond ce n'est qu'une idée, et voici ce qu'il y a de plus réel: c'est que pour atteindre jusque-là, il y a une route à tenir, pleine d'épines et de difficultés : mais de quelles épines et de quelles difficultés! c'est que, pour parvenir à cet état où l'ambition se figure tant d'agréments, il faut prendre mille mesures, toutes également gênantes, et toutes contraires à ses inclinations; qu'il faut se miner de réflexions et d'études, rouler pensées sur pensées, desseins sur desseins, compter toutes ses paroles, composer toutes ses démarches, avoir une attention perpétuelle et sans relâche, soit sur soi-même, soit sur les autres. C'est que, pour contenter une seule passion, qui est de s'élever à cet état, il faut s'exposer à devenir la proie de toutes les passions; car y en a-t-il une en nous que l'ambition ne suscite contre nous ?

Le but que se propose l'ambition comme terme de tant d'efforts est ici parfaitement déterminé : « un état florissant où l'on n'aura plus rien à désirer. » Cette simple formule, l'orateur la brise, et il énumère d'une manière complète tout ce qu'elle contient. En effet, nous ne voyons pas que dans cette énumération ait été oubliée aucune des circonstances qui poussent l'ambitieux dans la douloureuse carrière qu'il veut parcourir. Toutes ces circonstances sont diverses; mais elles ont un caractère commun, toutes se ramènent à l'orgueil. - « Peint à son imagination, » disait-il; la passion se forme d'abord dans le cœur, puis elle passe dans l'esprit, l'imagination la revêt de ses couleurs. Les joies de l'ambition sont donc idéales, mais ses difficultés sont réelles; c'est ce que Bourdaloue veut expliquer, et il énumère avec un soin minutieux toutes les entraves auxquelles l'ambitieux est soumis. Le style est peu élégant, mais ferme, témoin ce trait: «Se miner de réflexions et

d'études. » Ce tableau se termine par une observation profonde: « Pour contenter une seule passion, il faut s'exposer à devenir la proie de toutes les autres. » Le style ici est excellent. L'orateur va donc montrer cette pauvre âme d'ambitieux déchirée par toutes les passions hostiles.

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Et n'est-ce pas elle qui, selon les différentes conjonctures et les divers sentiments dont elle est émue, tantôt nous aigrit des dépits les plus amers, tantôt nous envenime des plus mortelles inimitiés, tantôt nous enflamme des plus violentes colères, tantôt nous accable des plus profondes tristesses, tantôt nous dessèche des mélancolies les plus noires, tantôt nous dévore des plus cruelles jalousies, qui fait souffrir à mon âme comme une espèce d'enfer, et qui la déchire par mille bourreaux intérieurs et domestiques?

C'est que, pour se pousser à cet état, et pour se faire jour au travers de tous les obstacles qui nous en ferment les avenues, il faut entrer en guerre avec des compétiteurs qui y prétendent aussi bien que nous, et nous éclairent dans nos intrigues, qui nous dérangent dans nos projets, qui nous arrêtent dans nos voies; qu'il faut opposer crédit à crédit, patron à patron, et pour cela s'assujettir aux plus ennuyeuses assiduités, essuyer mille rebuts, digérer mille dégoûts, se donner mille mouvements, n'être plus à soi, et vivre dans le tumulte et la confusion.

C'est que, dans l'attente de cet état, où l'on n'arrive pas tout d'un coup, il faut supporter des retardements capables, nonseulement d'exercer, mais d'épuiser toute la patience; que, durant de longues années, il faut languir dans l'incertitude du succès, toujours flottant entre l'espérance et la crainte, et souvent après des délais presque infinis, ayant encore l'affreux déboire de voir toutes ses prétentions échouer, et ne remportant, pour récompense de tant de pas malheureusement perdus, que la rage dans le cœur et la honte devant les hommes.

Le tour de style de Bourdaloue est énergique et pressé, mais uniforme. Ici deux tours de phrase: « N'est-ce pas elle qui, etc. » et « C'est que, etc.,» suffisent à contenir tout

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