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pas assez embrassée en partant. Qu'avais-je à ménager? Je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse; je ne vous ai point assez recommandée à M. de Grignan, je ne l'ai point assez remercié de toutes ses politesses et de toute l'amitié qu'il a pour moi. Je suis déjà dévorée de curiosité; je n'espère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous. Dieu me fasse la grâce de l'aimer quelque jour comme je vous aime. Jamais un départ n'a été si triste que le nôtre : nous ne disions pas un mot. Adieu, ma chère enfant ; plaignezmoi de vous avoir quittée. Hélas! nous voilà dans les lettres.

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La vivacité de sa douleur se calmera, mais la privation ne fera que s'accroître, « par l'habitude nécessaire de se voir. » Andromaque, dans Racine, se plaint de n'avoir pas encore embrassé son enfant ; madame de Sévigné n'a pas assez embrassé sa fille en la quittant; sentiment également tendre et délicat. M. de Grignan, son gendre, lui a témoigné beaucoup d'amitié. « J'en attendrai l'effet, » dit madame de Sévigné. Ceci est très-délicat; elle veut dire l'effet de son amitié pour moi par ses soins pour vous. Madame de Sévigné était fort pieuse; elle craint de ne pas aimer Dieu autant que sa fille. - Remarquez que, dans tout cela, les idées se pressent, et que l'auteur, tout entière à son émotion, ne s'inquiète pas d'y mettre de l'ordre. Le trait le plus charmant de la lettre est le dernier. Qu'il y a de choses dans ce simple mot, une saillie du cœur: « Hélas! nous voilà dans les lettres. » Triste consolation!

La postérité n'a pas dû s'en plaindre. Dans les lettres de madame de Sévigné, on trouve l'esprit, les opinions, la cour, la grandeur du siècle de Louis XIV; ce recueil es! un des plus précieux mémoires d'une époque qui en a produit un si grand nombre, surtout ceux du duc de SaintSimon. Voici quelques fragments de lettres dé madame de Sévigné, où se montrent de la manière la plus vive l'art de peindre et le charme épigrammatique du récit.

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L'archevêque de Reims revenait fort vite de Saint-Germain; c'était comme un tourbillon. S'il se croit grand seigneur, ses gens se croient encore plus que lui. Il passe au travers de Nanterre, tra, tra, tra; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare; ce pauvre homme veut se ranger, son cheval ne le veut pas; et enfin le carrosse et les six chevaux versent sens dessusdessous le pauvre homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le carrosse fut versé et renversé; en même temps, l'homme et le cheval, au lieu de s'amuser à être roués, se relèvent miraculeusement, remontent l'un sur l'autre, et s'enfuient et courent encore, pendant que les laquais et le cocher de l'archevêque se mettent à crier : Arrête, arrête ce coquin, qu'on lui donne cent coups. L'archevêque, en racontant ceci, disait : Si j'avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles.

Ce récit est vif, ingénieux, plein de vérité; il peint aux regards; le style est sautillant, d'une prestesse surprenante et tout à fait imitatif. Il n'y a pas d'invective contre le prélat qui aurait voulu couper les oreilles au pauvre diable qui avait eu l'audace de se trouver sur son chemin, de manquer d'être écrasé par son équipage; mais on y fait sentir le ridicule du grand seigneur d'une manière très-piquante, par le fait même du récit. Un trait fort piquant est celui-ci : « Au lieu de s'amuser à être roués. » Les gens du prélat n'auraient épargné ni le cheval ni l'homme. Ce qui est assez plaisant, c'est la manière dont l'auteur raconte l'embarras de l'un et de l'autre, du cheval et dn cavalier, si bien qu'on les confondrait volontiers. Au fond, l'illustre marquise fait assez bon marché du vilain, qu'elle se plaît à distinguer fort peu de la bête qui le porte. Voici une autre anecdote, racontée avec non moins d'esprit :

Il faut que je vous conte une petite historiette qui est trèsvraie et qui vous divertira. Le roi se mêle depuis peu de faire

des vers; il fit l'autre jour un petit madrigal que lui-même ne trouva pas joli. Un matin il dit au maréchal de Grammont : Monsieur le maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent? parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons. Le maréchal, après l'avoir lu, dit au roi: Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu. Le roi se mit à rire et lui dit : N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat? - Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un Oh! bien, dit le roi, je suis ravi que vous m'en ayez parlé si bonnement; c'est moi qui l'ai fait. Ah! sire, quelle trahison! Que Votre Majesté me le rende; je l'ai lu brusquement. Non, monsieur le maréchal, les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. Le roi a beaucoup ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose qu'on puisse faire à un vieux courtisan.

autre nom.

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Mêmes qualités que précédemment: piquant et grâce naturelle du récit, finesse et vivacité de dialogue. La conteuse ajoute sans doute quelque chose de vif et de spirituel à la malice du roi. Le trait de la fin est excellent; « la plus cruelle petite chose » est un euphémisme de bon ton ; de nos jours, on aurait peut-être dit ce vilain mot, tout moderne, de mystification. Le plus cruel de cette petite chose est réservé pour le dernier mot : c'était «< un vieux courtisan. >> On sait que le roi ayant montré à Boileau des vers de sa façon, le poëte les lui rendit avec ces paroles « Rien n'est impossible à Votre Majesté; elle peut faire même de mauvais vers. >> Deux récits de guerre :

:

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Le comte de Guiche a fait une action dont le succès le couvre de gloire; car si elle eût tourné autrement, il était criminel. Il se charge de reconnaître si la rivière est guéable; il dit que oui; elle ne l'est pas. Des escadrons entiers passent à la nage sans se déranger; il est vrai qu'il passe le premier. Cela ne s'est jamais hasardé, cela réussit. Il enveloppe les escadrons et

les force à se rendre. Vous voyez bien que son honneur et sa valeur ne sont point séparés.

Un chevalier de Nantouillet était tombé de cheval; il va au fond de l'eau, il revient, il y rentre, il revient encore; enfin il trouve la queue d'un cheval, il s'y attache, ce cheval le mène à bord; il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, et revient gaillard.

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Rien n'égale la souplesse de tour et la variété d'expressions de ce tableau, depuis l'instant où le chevalier tombe de cheval jusqu'à celui où il « revient gaillard » de la mêlée. C'est le tableau le plus mouvant et le mécanisme de style le plus imitatif. — Voici maintenant un tableau d'autres soldats qui auront du chemin à faire avant d'acquérir l'agilité du chevalier de Nantouillet. Ce sont les paysans bas-Bretons, organisés en miliciens par l'intendant de la province :

M. de Chaulnes est occupé des milices; c'est une chose étrange que de voir mettre le chapeau à des gens qui n'ont jamais eu que des bonnets bleus sur la tête; ils ne peuvent comprendre l'exercice, ni ce qu'on leur défend. Quand ils avaient leurs mousquets sur l'épaule, et que M. de Chaulnes paraissait, s'ils voulaient le saluer, l'arme tombait d'un côté, et le chapeau de l'autre; on leur a dit qu'il ne fallait point saluer ; et le moment après, quand ils étaient désarmés, s'ils voyaient passer M. de Chaulnes, ils enfonçaient leurs chapeaux avec les deux mains, et se gardaient bien de le saluer. On leur a dit que quand ils sont dans les rangs, ils ne doivent aller ni à droite ni à gauche; ils se laissaient rouer l'autre jour par le carrosse de madame de Chaulnes, sans vouloir se retirer d'un seul pas, quoi qu'on pût leur dire. Enfin, nos bas-Bretons sont étranges; je ne sais comment faisait Bertrand pour les avoir rendus, en son temps, les meilleurs soldats de l'Europe.

Il y a quelque chose, dans l'agrément de ce style, du mécanisme automatique des bons soldats de M. de Chaulnes. Ce plaisant récit est relevé par la noble parole qui le ter

mine, le souvenir de Bertrand Duguesclin: « Donnez une tête, un chef à ces pauvres paysans, dit-elle plus loin, et ils seront ce qu'ils furent alors. » - Cette souplesse incomparable de style est partout dans le recueil. J'en citerai encore deux exemples. Elle veut peindre 'une jument de M. le marquis de Sévigné, qui s'est échappée :

Ceux de Vitré furent étonnés de voir, la nuit, cette petite créature tout échauffée, tout enharnachée, et voulaient lui demander des nouvelles de mon fils.

On sent dans ce choix de syllabes et dans les coupes de la phrase l'imitation de la jument du jeune marquis, preste et libre de ses mouvements et de ses bonds dans la plaine. Maintenant la noce de madame de Louvois :

J'ai été à cette noce. Que vous dirai-je? Magnificence, illumination, toute la France, habits rabattus et brochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponse, les compliments sans savoir ce que l'on dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle, les pieds entortillés dans les queues; du milieu de tout cela, il sortait quelques questions de votre santé, à quoi ne m'étant pas assez pressée de répondre, ceux qui les faisaient sont demeurés dans l'ignorance et dans l'indifférence de ce qui en est. O vanité des vanités!

Tout cela est brillant, ruisselant, chatoyant, entraînant; pas un trait de pinceau n'est omis: « Brasiers de feu et de fleurs; expression hardie; l'excès des fleurs donne des vertiges et brûle, surtout si tout est parfumé de jonquilles, comme madame de Sévigné le relate dans un autre récit.

Ce trait, assez vulgaire, « de pieds entortillés dans les queues,» est heureux et peint l'embarras; c'est ce que Virgile dit noblement: Hæret pede pes. Mais ce qu'il y a de charmant, c'est le dépit de cette mère à voir l'indifférence avec laquelle on s'informe et on reçoit des nouvelles

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