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sera peut-être d'autant plus facile que les torts ont été plus partagés. Un penseur a dit : « L'offensé pardonne quelquefois, l'offenseur jamais. » L'Allemagne et la France seront peut-être d'autant mieux disposées à se pardonner mutuellement, qu'elles ont chacune davantage à faire oublier. Elles se pardonneront, la lumière aidant, car tout leur crime n'a été qu'une complicité passive dans les méfaits de leurs gouvernements respectifs.

Elevons-nous déjà, par l'espérance, au-dessus de notre atmosphère cadavéreuse. Du fond de toutes ces communes fosses, où gisent les restes de tant d'ennemis de commande, confondus dans la suprême égalité de la tombe, il ne peut sortir qu'une seule et même voix. Cette voix nous dit que le moyen d'expier le meurtre de nos frères n'est point d'immoler sur leurs os de nouvelles et innombrables victimes, mais bien de purifier nos mains et nos cœurs, de faire un acte de bon propos, et de jurer, sur les traces de leur sang, de renoncer à jamais au crime. Obéissons, et du haut de leur demeure nouvelle, heureux d'avoir été nos rédempteurs, nos chers morts nous béniront.

Oui, toutes ces pierres funéraires qui blanchissent

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dans nos plaines comme des milliers d'écueils, semblent inviter les politiques à gagner le large et à inaugurer d'autres voies. Pourquoi désespérer? L'humanité, dans sa marche continue, éprouve assurément bien des défaillancees. Au moment où elle croit franchir l'obstacle qui la retient dans les sentiers du mal, une petite pierre se rencontre, et elle trébuche. Si nous bornons notre regard, nous nous prenons à douter, nous penchons mélancoliquement la tête, et nous ne savons plus que gémir ou blasphémer : « En arrière ! >>> crions-nous, immobilisons le monde; restons » au fond de l'ornière, cette ornière fût-elle un abîme. >> Les prétendus bienfaits du Créateur sont des piéges >> odieux l'espace, le temps, le mouvement, la » lumière, ne sont que les perfides agents de notre » perdition. Maudits soient-ils! Périssons! soit! mais >> périssons au moins suivant le rite des temps >> anciens. » Si, au contraire, nous dégageons notre pensée de l'accident du moment, si nous détournons la tête pour mesurer le chemin moralement et même matériellement parcouru, nous embrassons alors la loi générale et nous constatons les progrès accomplis; le but nous semble moins lointain, et le découragement ne nous atteint plus.

Quelle consolation ne devons-nous pas éprouver en considérant que tous les esprits sérieux, désintéressés et indépendants sont déjà conquis aux idées de paix! Depuis un siècle seulement, quelle révolution accomplie dans l'opinion! Jadis, à peine quelques voix imperceptibles, en avance sur leur temps, osaient s'attaquer à la guerre et prédire sa chute. Grande audace, quand la guerre était l'état normal et continuel, non-seulement entre les peuples, mais entre les individus. Le bon abbé de Saint-Pierre, pour avoir honnêtement condamné l'esprit guerrier du gouvernement de Louis XIV, était impudemment chassé par l'Académie française. Aujourd'hui, les politiques, les publicistes, les littérateurs, sous toutes les formes possibles de la pensée écrite ou parlée, se déclarent contre la guerre. Chacun rougirait de n'être pas, au moins en principe, un ennemi des tueries.

Le peuple, vu la différence des temps, n'a plus ou presque plus cet appât des butins individuels, en terres et propriétés conquises, en esclaves mâles ou femelles, qui pouvait le porter autrefois à chercher fortune dans les hasards de la guerre. Le travail est aujourd'hui en honneur, à la différence des temps anciens, et donne

une certaine assiette même aux prolétaires. Quelques individualités des classes élevées peuvent bien être à demi-séduites par l'attrait des décorations, de la gloire et des grades; mais cet attrait va toujours décroissant, car la guerre a perdu son côté chevaleresque et aventureux pour devenir une affaire purement mécanique.

Nous pouvons juger du progrès des esprits par les circonstances de la dernière guerre. Etant donné le tempérament ardent de la France, étant donnée à nos portes la Révolution allemande, opérée d'ailleurs avec la complicité de l'Empire français, étant donnés enfin les récits fallacieux d'un gouvernement qui a tout fait pour surexciter chez nous l'honneur national (1), dans ces conditions tout exceptionnelles, le pays est resté opposé à la déclaration de guerre. Les papiers secrets des Tuileries nous ont révélé que,

(1) Une lettre de M. Benedetti, au Standard, publiée depuis dans son livre sur sa Mission à Berlin, contient ces mots : « J'ajouterai, puisque vous me le demandez, qu'il n'y a eu, à Ems, ni insulteur ni insulté, et le roi lui-même a été fort surpris, quand il a eu connaissance des fables publiées par certains journaux, qui croyaient cependant reproduire le récit de témoins oculaires. >>

d'après les rapports des préfets, l'immense majorité des départements, aux yeux mêmes de ces observateurs officiels, était hostile à l'entrée en campagne (1).

Tenons pour certain que, si les peuples subissent encore la guerre, ils la font à contre-cœur. Ne craignons donc pas de voir les progrès des institutions remettre aux mains des peuples eux-mêmes le soin de défendre légalement leur sang contre les entreprises guerrières de leurs gouvernements.

Remarquons que les pays autocratiquement gouvernés sont toujours, par cela même, les plus exposés aux fantaisies belliqueuses de leurs despotes. Au contraire, les peuples jouissant de gouvernements plus

(1) « Sur quatre-vingt-neufs rapports de préfets, onze seulement mentionnent une approbation complète. Tous les autres trahissent les mêmes préoccupations ou les mêmes répugnances. C'est donc un fait incontestable; le pays subissait la guerre; il ne l'avait pas appelée. » (Circulaire diplomatique, datée du 8 octobre 1870, par M. de Chaudordy, délégué du Ministre des Affaires étrangères, à Tours.) Les rapports préfectoraux contiennent des phrases telles que celles-ci : « Personne ne désire la guerre. » << Le pays veut la paix : il n'accepterait une guerre qu'avec répugnance. » La population ne veut certainement pas la guerre et désire ardemment la paix. » Etc., etc...

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