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L'instinct de notre conscience, cette révolte de la nature vis-à-vis du bourreau, a quelque chose profondément instructif, qu'il faut recommander à la méditation des philosophes et à la sollicitude des législateurs.

Habituons-nous à raisonner nos préjugés et nos sentiments. Admirons et glorifions, je voudrais le redire à chaque page, le guerrier qui verse son sang pour défendre le droit; plaignons cordialement, et, s'il se peut, soustrayons au supplice les simples et passives victimes, si dignes de sollicitude, qui acceptent, en toute humilité, une fausse idée de devoir et marchent généreusement au sacrifice; mais réprouvons celui qui, capable de complet discernement (condition encore bien rare), renonce à écouter sa conscience, et joue sa vie, en toute liberté, pour attenter sciemment au droit. Que quiconque est responsable d'avoir fait couler le sang de l'homme, sans être en cas de légitime défense contre une féroce sauvagerie, soit mis au ban de la civilisation et parqué loin de l'humanité.

Mais, si nous bannissons la guerre, nous allons, du même coup, bannir à jamais la gloire; nous

que brave un scélérat, dans la perpétration de son crime, n'est pas, en soi, une raison qui doive emporter l'admiration.

n'aurons plus ni Alexandre, ni César!!!... Pardon, répondait M. Pelletan, il vous restera encore le Choléra et le Typhus.

Aux amis de la gloire pour la gloire, voici ce qu'écrivait Labruyère : « Si l'on vous disait que tous les chats d'un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu'après avoir miaulé tout leur saoûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres et ont joué ensemble des dents et de la griffe; que, de cette mêlée, il est resté, de part et d'autre, neuf à dix mille chats sur place, qui ont infecté l'air à dix lieues de là par leur puanteur, ne diriez-vous pas voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler? Et si les loups en faisaient de même, quels hurlements, quelle boucherie! Et si les uns et les autres vous disaient qu'ils aiment la gloire, en concluriez-vous... etc. (1) »

Quant à ceux qui, redoutant chimériquement l'excès de population, sont portés, non à se tuer eux-mêmes, mais à faire tuer leurs semblables, ou à se réjouir de leur massacre, par peur de voir diminuer leur propre place au soleil, qu'ils apprennent que, d'après des calculs exacts, le globe ne contient

(1) J'ai emprunté plusieurs citations à un charmant petit livre de M. A. Larrieu, Guerre à la Guerre.

pas la sixième partie des hommes qu'il pourrait nourrir. Ces puérils alarmistes peuvent attendre des milliers de siècles avant de nous faire part de leur philanthropique souci (4). Et, d'ailleurs, n'y a-t-il pas assez de maux naturels sans y ajouter les maux artificiels, assez d'autres sinistres correctifs à ce prétendu danger, assez de fléaux dévastateurs, sans y ajouter la main et le crime de l'homme? Répondons sans hésiter les ressources de la nature sont d'une fécondité infinie, pourvu que le travail sache pénétrer et forcer ses secrets.

:

(1) Des statisticiens se sont émus d'un danger tout contraire, et se sont patriotiquement effrayés d'une décroissance, dans certaines régions, de la progression des naissances et mariages. En effet, l'homme disposé à propager son existence par la prɔcréation, c'est-à-dire à braver, pour sa postérité à l'infini, les maux certains d'une vie terrestre et les maux éventuels d'une vie future, hésite ou recule lui-même devant une formidable et, peut-être, égoïste résolution (la renonciation au célibat). Car, s'il est assez optimiste pour croire qu'il n'a que des vertus ȧ transmettre (lui, comme la personne à laquelle il s'unira), ou s'il compte assez sur ses facultés éducatrices pour être assuré de transformer ses propres vices en vertus chez tous ses descendants à venir, il tremble encore en pensant que le despotisme de l'Etat viendra, par la servitude militaire, paralyser l'exercice de ses devoirs de père de famille, et lui ravir son enfant au moment où celui-ci aura le plus besoin de l'amitié paternelle.

CHAPITRE II

Ce que coûte la Guerre.

Sans entrer fastidieusement dans une statistique trop longue et trop détaillée de chacune des dernières guerres, rappelons certains chiffres dignes d'être retenus. Que le lecteur ait la patience d'en parcourir au moins quelques-uns, en jetant un rapide coup d'œil sur ce chapitre.

Les grandes guerres de la Révolution et du premier Empire (les discordes civiles ou nationales) ont enlevé à l'Europe HUIT A DIX MILLIONS d'hommes (1).

Pour les guerres de la Révolution, à défaut de bases précises, on évalue assez généralement les pertes des seuls Français à environ 1,500,000 morts. Quant aux guerres de l'Empire, on a des données positives, au moins en ce qui concerne la France. Remarquons

(1) Frédéric Passy, Conférence sur la paix et la guerre.

toutefois que les chiffres officiels eux-mêmes, n'ayant pu être contrôlés sous un odieux régime de baillonnement et de despotisme, sont nécessairement suspects et peuvent être regardés comme au-dessous de la vérité.

Les chiffres authentiques (1) nous révèlent que Napoléon a commandé plus de 3 millions et demi de Français sous les armes. (Pendant la seule année 1813, il leva en France, - sans parler des autres. pays soumis, 1,040,000 hommes.) De tout ce peuple, quelques centaines de mille à peine revinrent dans leurs foyers, et encore, parmi ceux-là, combien sont demeurés infirmes et estropiés!

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De 1805 à 1814, le total des pertes de la France actuelle a été, d'après les seuls relevés officiels, de 1,750,000 hommes, plus de 170,000 morts par année (2). On peut, d'après ces chiffres, évaluer les pertes des alliés et des ennemis de la France (3).

(1) Lire Ce que coûte la gloire, par A. de Rolland et E. Richard.

(2) Frédéric Passy, Leçons d'Économie politique et Almanach de la Paix, 1873.

(3) L'expédition de Saint-Domingue nous extermina une armée de 58,000 hommes, qui fut réduite à 321 survivants. guerre d'Espagne nous enleva 200,000 hommes.

La

Que dire de la campagne de Russie, ce désastre inouï dans l'histoire? Elle nous engloutit 450,000 hommes (Voir P. Larro

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