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tement fait son devoir... Si je ne craignais de me mettre en cause, je dirais que, dans cette bataille, des gardes nationaux, des mobiles bretons, ont pris et repris comme de vieilles troupes des hauteurs nécessaires au reste de l'armée. On a fait là un grand et bel effort, auquel la population de Paris s'est associée. »

Les Allemands eux-mêmes ont rendu hommage à la valeur de nos légions, si soudainement improvisées. M. de Wickede (1) reconnaît que leur patriotisme allait parfois jusqu'au fanatisme. << Officiers et soldats, écrit-il, nous pensions, le 1er septembre, qu'au bout d'un mois tout serait terminé : il en a fallu cinq. >>

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Que serait-il donc advenu, si, au lieu d'avoir des places fortes sans canons, sans vivres et sans fusils, nous avions eu des forteresses en parfait état de défense, si nous avions trouvé assez de bonnes armes à donner aux populations, si nous avions eu des cadres au lieu de n'en avoir point, si les hommes valides avaient été, dès l'enfance, instruits, disciplinés et reliés entre eux par des chefs jouissant justement de leur confiance, si nos troupes avaient eu assez d'ar

(1) Gazette de Cologne, citée par le Moniteur Universel du 24 septembre 1871.

tillerie et d'engins de guerre perfectionnés, si elles avaient pu avoir des munitions toujours prêtes, si elles avaient pu être passablement équipées, et si la seule forteresse de Metz avait pu tenir quelques semaines ou quelques jours de plus?... On est en droit d'affirmer que, dans de pareilles conditions, les évènements eussent changé de face.

Ainsi donc, ne retiendrait-on que trois dates funestes, 1814, 1815, 1870, celles de la ruine des deux Empires français, on peut dire que les grandes armées permanentes sont loin d'atteindre, d'une façon générale, tout leur but avouable.

Un peuple se défendant lui-même, dans les conditions matérielles et morales nécessaires à une bonne défense, semble encore plus indomptable que la plus vieille armée.

J.-B. Say écrivait déjà, en niant l'efficacité préservatrice des casernements excessifs : « Partout les armées ont attiré d'autant plus sûrement la guerre et les maux qui l'accompagnent, qu'elles ont été plus redoutables. >>>

L'insuffisance des seules grandes armées permanentes contre les ennemis du dehors, entrevue par les nations, serait peut-être un motif sérieux pour condamner, un jour, d'un commun accord, la furie militaire et le mode de constitution des armées mo

dernes; mais combien encore d'autres griefs! Que dire, malgré tout le respect que nous devons plus que jamais à notre généreuse armée française, de ces épées flamboyantes suspendues sur les institutions de chaque pays? Que dire, depuis Rome jusqu'à nos jours, de ces fréquents marche-pieds tendus à l'ambitieux pour escalader le Pouvoir? Les peuples, livrés à de grandes armées, trop détachées d'eux-mêmes, ont trouvé des prétoriens et des janissaires. Des dangers d'autre genie, auxquels pourrait obvier une très-forte et pacifique gendarmerie, ne doivent pas dissimuler celui-là. Tels Etats où domine le militarisme sont en proie à une anarchie au moins périodique.

« De grandes armées, dit Lamartine, sont l'institution la plus fatale à la liberté et au pouvoir tout moral des lois. »

Remarquons, en même temps, que les grandes armées ne semblent pas un obstacle aux révolutions proprement dites, acceptées par les esprits.

Il faut même reconnaître quelque chose de vrai dans ces lignes de la Tribune du 8 avril 1869 :

« Jamais l'armée n'a sauvé une dynastie, ni en 1789, ni en 1815, ni en 1830, pas plus en Italie qu'en Espagne ou en France; pas plus dans les petits pays que dans les grands; pas plus dans les principautés qu'en Grèce ou en Allemagne. Il y a plus :

en défiant l'opinion, elle peut préparer la révolution politique et, en ruinant le pays, la révolution sociale. >>

La première conséquence inévitable du militarisme à outrance, qui s'empare des hommes valides au moins pour de longues années, c'est l'abâtardissement de la race humaine. N'y a-t-il pas un indice de dégénérescence, digne de sérieuse réflexion, dans l'abaissement successif et forcé de la taille réglementaire pour le service des armes ?

La multiplication des infirmes et crétins de naissance n'est-elle pas aussi un symptôme alarmant ?

Indépendamment de la guerre, indépendamment même du séjour dans les climats meurtriers des colonies, qui fauche et « emporte les soldats comme une épidémie, » le régime militaire cause, de son chef, parmi les hommes jeunes et vigoureux des armées, une mortalité effrayante. « Chez les hommes de 25 à 30 ans, la proportion annuelle des décès est de 1.25 pour 100, et, dans les bons pays, elle atteint à peine 1 pour 100. Elle est, pour l'armée, de 2, 25. Ce chiffre est d'autant plus disproportionné, qu'il est fourni par des hommes choisis (1). »

(1) Statistiques citées par M. F. Passy, Conférence sur la paix et la guerre.

Cela revient à dire qu'en Europe, le régime militaire cause, en pleine paix, et indépendamment de tous autres fléaux, par les seules souffrances physiques et morales qu'il impose, un excédant de mortalité de 50,000 hommes : 137 hommes par jour; c'est-à-dire, en soixante ans, trois millions d'hommes jeunes et vigoureux...

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la

A la réunion de la Société de la Paix de Londres, en 1868, M. F. Passy insistait sur la gravité de ces conséquences: « Cinq millions d'hommes sont sous les armes en Europe, disait-il. Eh bien! sur ces cinq millions d'hommes, la fleur de la population, partie moins exposée à la mort, par conséquent, dans les conditions naturelles et normales de la vie, il est prouvé, absolument prouvé, par les médecins militaires eux-mêmes; il est enseigné, jusque dans nos hôpitaux militaires (au Val-de-Grâce de Paris, par exemple), que la mortalité est double et triple de ce qu'elle est dans la vie civile pour le reste de la population. Et ce qui n'est pas ainsi moissonné au régiment, que devient-il? Dans quel état rentre-t-il à l'atelier, au foyer, dans la famille, quand il y rentre? (1) Et que de

(1) Le général Trochu, constatant la dégénérescence morale causée par la prolongation du service militaire, écrivait en 1867: : « Il faut gémir de cette altération graduelle des qualités professionnelles et des facultés morales d'un soldat qui, la

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