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DE MATHÉMATIQUES

PURES ET APPLIQUÉES.

SUR L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOMÉTRIE SUPÉRIEURE.

Discours d'introduction au Cours de Géométrie supérieure fondé à la Faculté des Sciences de l'Académie de Paris.

Séance d'ouverture, le 22 décembre 1846.

PAR M. CHASLES.

Depuis plus d'un siècle, l'enseignement de la Géométrie se réduit aux premiers principes qu'on appelle les Éléments. Ce nom d'Éléments semble indiquer les premiers matériaux de l'édifice, les premiers pas ou l'introduction dans la science; et si l'on considère que la Géométrie a pour objet la mesure et les propriétés de l'étendue, on sent aussitôt combien elle est vaste et que même le champ qu'elle embrasse n'a pas de limites: car l'étendue figurée varie de formes à l'infini, et les propriétés de chacune des figures que présente la nature ou que l'esprit peut imaginer, sont elles-mêmes extrêmement nombreuses, on pourrait même dire inépuisables. Il semblerait donc que l'étude de la Géométrie dût occuper une grande place dans l'enseignement public; et cette opinion se fortifie, quand on considère que cette science, indépendamment de son application à tous les arts de construction, est réputée le fondement des sciences mathématiques, et que les meilleurs penseurs, dans tous les temps, l'ont regardée comme un excellent

Tome XII. Janvier 1847.

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I

exercice de logique, éminemment propre à former de bons esprits. Il en a été ainsi, en effet, chez les Anciens, et chez les Modernes jusque vers le commencement du siècle dernier. Mais, depuis, par l'effet de ces vicissitudes auxquelles les sciences elles-mêmes sont sujettes, cette partie si importante de nos connaissances positives a été négligée, et réduite à ses Éléments.

Cependant, quoique privés des secours et des encouragements que procure l'enseignement, plusieurs géomètres, depuis les premières années de ce siècle, ont cultivé avec prédilection cette Géométrie abandonnée, et lui ont fait faire des progrès notables. On a mème commencé, dans plusieurs Universités d'Allemagne et d'Angleterre, à la réintroduire dans les cours publics et dans les thèses ayant pour but l'obtention des grades universitaires.

M. le Ministre de l'Instruction publique, dans sa sollicitude pour toutes les parties de l'enseignement soumis à sa haute direction, a jugé que le temps était venu de combler en France aussi une lacune préjudiciable aux progrès des sciences mathématiques. La Faculté des Sciences consultée a partagé ces vues judicieuses et libérales, et émis le vœu que l'enseignement des Mathématiques supérieures reçût, dans la Faculté, le complément qui lui manquait, et qu'une chaire de haute Géométrie y fût immédiatement instituée. Ce projet a reçu la sanction des pouvoirs législatifs.

M. le Ministre m'a fait l'honneur de me confier cet enseignement. Qu'il me soit permis d'exprimer ici combien je suis flatté et reconnaissant de cette haute marque de confiance, surtout quand je considère le mérite éminent des collègues et de l'illustre doyen qui m'ont accueilli avec tant de bonté, et dont il m'est si honorable d'avoir à partager les travaux. Ce sentiment profond me guidera dans tous mes efforts pour que l'enseignement que j'ai mission de fonder réponde aux intentions de la Faculté.

Mais cette tâche si flatteuse, qu'on me permette de le dire dès ce moment, en sollicitant l'indulgence des personnes qui me font l'honneur de m'écouter, cette tâche n'est pas sans difficultés. Car ce ne sont plus les théories, ce n'est plus, pour ainsi dire, la science qu'enseignaient Oronce Finée, Ramus, Roberval, qu'il s'agit de reproduire; il ne peut suffire d'expliquer et de commenter les travaux d'Archi

mède et d'Apollonius, de Fermat, de Cavaleri, de Pascal, d'Huygens, de Newton, de Maclaurin. Ces ouvrages renferment d'admirables exemples des ressources que procure la Géométrie dans toutes les spéculations de la philosophie naturelle; on y trouve le germe de plusieurs théories: mais ils ne forment pas un ensemble de méthodes qu'on puisse réunir dans un corps de doctrine, et qui suffisent pour initier les jeunes mathématiciens à la connaissance et à la culture de la haute Géométrie. S'ils offrent de magnifiques applications de cette science, ils ne constituent pas un cours de Géométrie supérieure. Et d'ailleurs la science a marché; elle s'est enrichie de doctrines nouvelles, en harmonie parfois avec celles de l'Analyse; et c'est sur des bases nouvelles, dont on n'aurait pas eu l'idée il y a un siècle, qu'il faut aujourd'hui fonder ce cours de Géométrie supérieure. C'est dans quelques ouvrages modernes, dans des Mémoires épars dans les recueils scientifiques, qu'il faut chercher le germe et les éléments des théories et des méthodes propres à former le corps de doctrine que nous avons en vue. Ces théories et ces méthodes une fois déterminées, il faudra les coordonner entre elles, et les soumettre à l'enchaînement logique qui est le caractère propre des sciences mathématiques, et plus particulièrement de la Géométrie. C'est donc une œuvre toute nouvelle à accomplir.

Où trouverons-nous les éléments dispersés de cet enseignement nouveau? Dans l'étude attentive des travaux de nos devanciers. Nous devrons consulter les ouvrages des Grecs, qui se présentent les premiers dans la carrière, qu'ils ont parcourue avec un grand succès; puis suivre les développements de la science chez les Modernes; puis enfin aborder les doctrines du XIXe siècle.

Cette étude rétrospective est indispensable pour atteindre le but qui nous est proposé. Dès aujourd'hui nous jetterons un rapide coup d'œil sur les travaux des géomètres anciens et modernes. Ce sera l'objet de cette première Leçon.

I.

De la Géométrie chez les Grecs.

La Géométrie a été la science de prédilection des Grecs; ils la divi

saient en trois parties distinctes: la Géométrie élémentaire, qu'ils appelaient simplement les Éléments; la Géométrie pratique ou Géodésie; et la Géométrie supérieure, qu'ils appelaient le lieu résolu, et qui était un ensemble de questions résolues d'avance et de théories où le géomètre trouvait les ressources nécessaires pour procéder à la démonstration des vérités, et à la solution des problèmes.

C'est cette partie, le lieu résolu, que les Modernes ont appelée l'Analyse géométrique des Anciens.

Le peu de détails qui nous sont parvenus sur ce point extrêmement intéressant de l'histoire de la science se trouvent dans les Collections mathématiques de Pappus, géomètre qui vivait au Ive siècle de notre ère. Ces Collections mathématiques étaient un ouvrage en huit livres, dont six seulement nous ont été conservés. On y trouve, avec des détails qui nous font connaître, sur plusieurs points, l'état des mathématiques anciennes, une foule de propositions et de lemmes destinés à servir de commentaires à divers ouvrages, dont la plupart ne sont pas arrivés jusqu'à nous. L'auteur était un géomètre éminent, que Descartes avait en grande estime; c'est dans Pappus et Diophante que le grand philosophe remarquait des traces de cette lumière de raison qui, dans l'antiquité, était le caractère des mathématiques véritables [*].

Nous trouvons dans les Collections de Pappus la nomenclature des Traités qui, faisant suite aux Éléments, formaient le lieu résolu, c'est-à-dire la Géométrie supérieure. C'étaient: un livre des Données d'Euclide; deux livres de la Section de raison, d'Apollonius; deux livres de la Section de l'espace, et deux des Attouchements (contacts des cercles), du même; trois livres des Porismes, d'Euclide; encore d'Apollonius, deux livres des Inclinaisons, deux des Lieux plans, et huit des Sections coniques; d'Aristée l'ancien, deux livres des Lieux solides; d'Euclide encore, deux livres des Lieux à la surface; d'Ératosthènes, deux livres des Moyennes raisons; enfin, d'Apollonius, deux livres de la Section déterminée.

Ces divers ouvrages formaient donc un corps de science, une Géométrie supérieure, que les Anciens distinguaient essentiellement des

[*] Règles pour la direction de l'esprit; 4o règle; t. XI de l'édition de M. Cousin

Éléments. Pappus ajoute que les géomètres, en appliquant les ressources que leur offraient ces ouvrages pour la démonstration des vérités géométriques et la solution des problèmes, suivaient deux méthodes, ou plutôt deux manières de procéder par le raisonnement; savoir la synthèse ou composition, et l'analyse ou décomposition. Ces deux mots : synthèse et analyse, avaient alors, en mathématiques, leur sens naturel. Mais, comme aujourd'hui nous leur attribuons un sens très-différent, il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici la définition même que donne Pappus, laquelle s'accorde avec celle qu'on trouve aussi dans Euclide.

Par la synthèse, on part de vérités connues pour arriver, de conséquence en conséquence, à la vérité que l'on cherche ou que l'on veut démontrer.

Par l'analyse, on regarde la chose cherchée, comme si elle était donnée, et l'on marche de conséquence en conséquence, jusqu'à ce qu'on arrive à quelque vérité connue, et que l'on puisse en conclure que la chose admise comme vraie l'est réellement.

Ces deux manières de procéder en mathématiques ne répondent nullement à la signification actuelle des deux termes analyse et synthèse, dont le premier caractérise l'emploi du calcul algébrique, et le second, la considération seule des propriétés des figures, au moyen du raisonnement naturel.

Les deux méthodes anciennes ne différaient, au fond, que dans le point de départ, les diverses opérations de raisonnement étant les inêmes dans l'une et dans l'autre, mais dans un ordre inverse. On caractérisera avec brièveté et précision ces deux méthodes, en appelant avec Kant, la synthèse, méthode progressive, et l'analyse, méthode régressive [*].

Celle-ci est, en quelque sorte, une méthode expérimentale, puisqu'elle consiste à prendre une idée à priori, et à vérifier, par une suite de déductions logiques, si cette idée est vraie ou fausse.

[*] Nous n'entendons pas faire allusion ici à la distinction fondamentale posće, par l'illustre philosophe, entre les jugements synthétiques et analytiques. Ce n'est pas ici le lieu de nous en occuper.

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