Page images
PDF
EPUB

faire entrer des idées qu'il ne peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu'on achète l'agrément aux dépens de la clarté1. »

Il y a ici plusieurs questions qui touchent à l'éducation des enfants :

1o Selon J.-J. Rousseau, il ne faut rien faire apprendre par cœur aux enfants, parce qu'ils n'apprennent que les mots et point les choses;

2o La poésie, dont le tour aide la mémoire, est impossible à concevoir pour les enfants : l'agrément y nuit à la clarté;

3o Le merveilleux est mauvais pour les enfants: il leur cache la vérité, et il faut toujours dire la vérité aux enfants;

4o Enfin la morale des fables est dangereuse aux enfants, et, s'ils la comprenaient bien, elle les porterait au vice plutôt qu'à la vertu.

Je reprends brièvement ces diverses questions.

Est-il vrai qu'il ne faille rien apprendre par cœur aux enfants, parce qu'ils n'apprennent que les mots, et point les choses? Apprendre les mots est déjà beaucoup. L'enfant, quand il commence à parler, apprend des sons, puis des mots, et ces mots, il les applique

Emile, liv. II.

aux choses qu'ils représentent. Le lien est direct entre les premiers mots qu'il apprend à prononcer et les premiers besoins qu'il ressent. Mais, comme le langage des hommes s'élève et s'étend bien au-dessus de leurs besoins matériels, comme la plupart des idées qui composent l'esprit humain sont des idées morales et intellectuelles, et qu'elles s'expriment par des abstractions, il faut que l'enfant entre en participation de l'esprit humain, comme il est entré en participation du langage; et il y entre aussi par les mots. Je reconnais que, dans le monde des idées abstraites, le mot ne manifeste pas aussitôt toute la chose à l'esprit de l'enfant, trop faible encore pour la concevoir; mais il en manifeste une partie, celle qui est à la portée de l'enfant. Le philosophe entend, dans le mot de vertu, plus que n'entend l'homme ordinaire, et l'enfant y entend moins que l'homme ordinaire; mais l'enfant en comprend quelque chose, et, à mesure que son esprit se fortifiera, il en comprendra plus. On pénètre ainsi chaque jour davantage par les mots dans les choses; mais il faut commencer par les mots. Apprendre par cœur, c'est, je le veux bien, apprendre les mots et non les choses; mais c'est apprendre le commencement des choses, c'est avoir la clef qui conduit à la connaissance des choses. Je dirais même volontiers qu'il est impossible que l'enfant n'apprenne pas par cœur. Il exerce plus ou moins sa mémoire; mais tout ce qu'il

apprend, il l'apprend par cœur, même sans qu'on le lui donne à étudier, c'est-à-dire qu'en tout il va des mots aux choses: c'est la marche nécessaire de l'esprit." Rousseau a raison de dire qu'apprendre un morceau d'histoire, ce n'est pas apprendre l'histoire, ce n'est pas assurément comprendre le lien intime qu'il y a entre les causes et les effets, ce qui est le vrai fond de l'histoire. Mais, à ce compte, que de gens qui ne savent et ne sauront jamais l'histoire! Apprendre par cœur un morceau d'histoire, c'est apprendre un certain nombre de faits sur lesquels notre intelligence s'exercera chaque jour davantage à réfléchir, à mesure qu'elle se fortifiera.

Est-il vrai, en second lieu, que la poésie soit ce qu'il y ait de plus mauvais à faire apprendre aux enfants? Si la poésie n'était qu'un ramage agréable, je ne vois pas en effet à quoi il pourrait servir aux enfants de leur faire apprendre des morceaux de poésie. Mais la poésie, quand elle est bonne, est un langage à la fois clair et élevé. Or, il est très-important d'apprendre aux enfants une langue claire, noble, élevée, brillante, au lieu de les habituer à une manière de parler confuse et négli gée. Il faut faire en sorte, devant les enfants, de toujours bien parler; non pas de parler d'une façon pompeuse ou prétentieuse : vous en feriez de petits pédants ou de petits beaux esprits. Il faut avec eux parler clairement, nettement, élégamment. Les enfants prennent

aisément l'empreinte des milieux où ils vivent; ils répètent le langage qu'ils ont entendu ; et le signe le plus certain d'une bonne éducation de l'esprit, c'est de savoir s'exprimer d'une façon noble et aisée. L'usage d'apprendre par cœur de beaux morceaux de poésie ou de prose, ou tout au moins de lire toujours de bons auteurs, aide les enfants à prendre l'habitude d'un bon langage.

Le merveilleux, dit Rousseau, est mauvais pour les enfants, auxquels il faut toujours dire la vérité. Entendons-nous bien. Il ne faut jamais mentir aux enfants; mais le merveilleux n'est pas le mensonge. Le mensonge est un vice du cœur, un péché de la conscience; il accompagne toujours le mal, soit pour le cacher, soit pour le préparer. La fiction est un jeu de l'imagination, et c'est à l'imagination aussi qu'elle s'adresse. Qui a jamais pensé qu'Ilomère veuille nous faire croire aux brillantes merveilles de ses fables, soit dans l'Iliade, soit dans l'Odyssée? Il veut nous plaire

et nous amuser.

Il faut dans le merveilleux distinguer deux choses, sen principe et sa forme. Son principe est inné dans l'esprit humain : l'homme est naturellement disposé à croire qu'il y quelque chose au-dessus de iui. Je sais bien qu'il y a une philosophie qui prétend que Dieu n'est qu'une création ou plutôt même une expression de la pensée humaine. L'homme ayant la faculté

de concevoir l'idée de la sagesse, de la justice, de la puissance, a poussé ces idées jusqu'à leur degré le plus élevé il les a divinisées, il les a faites Dieu, mais ce Dieu n'est que dans l'homme et par l'homme; il n'est ni hors de lui ni au-dessus de lui. Ce n'est plus Dieu qui fait l'homme à son image: c'est l'homme qui fait Dieu à son image. Philosophie hardie, moins neuve cependant que ne le croient ceux qui la prêchent. Fontenelle dit dans un petit écrit intitulé, l'Origine des fables: « Les païens ont toujours copié leurs divinité d'apres eux-mêmes. Ainsi, à mesure que les hommes sont devenus plus parfaits, les dieux le sont devenus aussi davantage. Les premiers hommes sont fort brutaux, et ils donnent tout à la force; les dieux seront presque aussi brutaux, et seulement un pen plus puissants voilà les dieux du temps d'Homère. Les hommes commencent à avoir des idées de la sagesse et de la justice: les dieux y gagnent; ils commencent à être sages et justes, et le sont toujours de plus en plus à proportion que ces idées se perfectionnent parmi les hommes. Voilà les dieux du temps de Cicéron, et ils valaient bien mieux que ceux du temps d'Homère, parce que de bien meilleurs philosophes y avaient mis la main. »

La théorie de l'homme créant Dieu par sa seule conception est tout entière dans ces paroles piquantes de Fontenelle. Cette théorie, après tout, n'est que l'argu

« PreviousContinue »