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Que de renvoyer son épouse

Querelleuse, avare et jalouse.

Rien ne la contentait, rien n'était comme il faut :
On se levait trop tard, on se couchait trop tôt;
Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose.
Les valets enrageaient, l'époux était à bout :
Monsieur ne songe à rien, monsieur dépense tout,
Monsieur court, monsieur se repose.
Elle en dit tant que monsieur, à la fin,
Lassé d'entendre un fel lutin,

Vous la renvoie à la campagne
Chez ses parents. La voilà donc compagne
De certaines Philis qui gardent les dindons,
Avec les gardeurs de cochons.

Au bout de quelque temps qu'on la crut adoucie,
Le mari la reprend. « Eh bien, qu'avez-vous fait?
Comment passiez-vous votre vie?

L'innocence des champs est-elle votre fait?

Assez, dit-elle; mais ma peine
Était de voir les gens plus paresseux qu'ici ;

Ils n'ont des troupeaux nul souci.

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Je leur savais bien dire, et m'attirais la haine
De tous ces gens si
peu soigneux.

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Eh! madame, reprit son époux tout à l'heure1,

Si votre esprit est si hargneux

Que le monde qui ne demeure

Qu'un moment avec vous, et ne revient qu'au soir,

Est déjà lassé de vous voir,

Que feront des valets qui, toute la journée,

Vous verront contre eux déchaînée ?

Et que pourra faire un époux

Que vous voulez qui soit jour et nuit avec vous?

Sur-le-champ.

Retournez au village: adieu. Si de ma vie

Je vous rappelle et qu'il m'en prenne envie,
Puissé-je chez les morts avoir, pour mes péchés,
Deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés 1!

Je pourrais encore citer d'autres fables qui ne traitent guère mieux les femmes; je pourrais même citer le conte de Belphégor, ce diable qui, ayant dix ans à rester sur terre et à y mener joyeuse vie, épousa, dès la première année, une fille honnête et belle, mais fière et impérieuse, qui le désespéra, si bien que, s'étant échappé trois fois, mais étant sur le point de retomber sous le joug de sa femme, il aima mieux retourner en enfer avant les dix ans écoulés, que de vivre plus longtemps en mariage.

D'où vient donc qu'ayant ainsi censuré et raillé les femmes, la Fontaine cependant ne leur déplaît pas? D'où vient qu'il a trouvé des protectrices et des amies parmi les plus grandes dames du temps et parmi les plus aimables? D'où vient la faveur que lui témoignait madame la duchesse de Bouillon, l'amitié de madame de la Sablière, l'attachement de madame d'Ilervart? il y a un autre grand poëte du dix-septième siècle, Boileau, qui a fait aussi la satire des femmes. A-t-il trouvé grâce devant elles, comme la Fontaine? Non. Les femmes ont senti que le fabuliste les aimait, et

Liv. VII, fable 2.

et voilà pourquoi elles lui ont beaucoup pardonné. Pour Boileau, elles étaient peu de chose dans le monde; pour la Fontaine, elles étaient tout. Il n'exceptait de cette prédilection que sa femme, et cette exception même semblait l'acquérir à toutes les autres femmes. Comment se fâcher contre le poëte qui a dit :

Je ne suis pas de ceux qui disent: ce n'est rien,
C'est une femme qui se noie.

Je dis que c'est beaucoup, et ce sexe vaut bien
Que nous le regrettions, puisqu'il fait notre joie

Liv. III, fable 16.

DIX-SEPTIÈME LEÇON

LA MORALE DES FABLES DE LA FONTAINE JUGÉE PAR ROUSSEAU

Rousseau a beaucoup critiqué les fables de la Fontaine, et surtout l'habitude de les faire apprendre aux enfants. Je serais volontiers de son avis sur ce point, mais par d'autres raisons que lui. C'est nous gâter la Fontaine que de nous faire apprendre ses fables par cœur quand nous ne pouvons pas encore en sentir le charme. Beaucoup croient connaître la Fontaine parce qu'ils l'ont appris dans leur enfance. Ils l'ont appris; ils ne l'ont pas lu. Cela me rappelle le mot d'un ancien acteur de la Comédie française, qui était un de mes voisins de campagnes, M. Firmin. « Et vous ne venez point passer l'hiver à Paris? lui disais-je. Non; je reste ici. Vous ne vous ennuyez pas?

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Pas un instant j'ai tant à lire! Quand j'étais au théâtre, j'apprenais, mais je ne lisais pas. Je prends ma revanche ici. >>

Que de gens auraient besoin de prendre cette revanche avec la Fontaine et de le lire, n'ayant fait que l'apprendre!

« Émile, dit Rousseau, n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celles de la Fontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu'elles sont. Comment peut-on s'aveugler assez pour appeler les fables la morale des enfants, sans songer que l'apologue en les amusant les abuse; que, séduits par le mensonge, ils laissent échapper la vérité, et que ce qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable les empêche d'en profiter? Les fables peuvent instruire les hommes; mais il faut dire la vérité aux enfants: sitôt qu'on la couvre d'un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever. On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes: soit; mais voyons si ce sont des vérités. Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre, parce que, quelque effort qu'on fasse pour les rendre simples, l'instruction qu'on veut en tirer force d'y

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