Page images
PDF
EPUB

Qu'il délivre encor l'autre sœur

Sur qui s'était fondé le souper du chasseur.
Pilpay conte qu'ainsi la chose s'est passée.
Pour peu que je voulusse invoquer Apollon,
J'en ferais, pour vous plaire, un ouvrage aussi long
Que l'Iliade ou l'Odyssée;

Rongemaille ferait le principal héros,

Quoiqu'à vrai dire ici chacun soit nécessaire.
Porte-maison l'infante y tient de tels propos
Que monsieur du Corbeau va faire
Office d'espion et puis de messager.
La Gazelle a d'ailleurs l'adresse d'engager
Le chasseur à donner du temps à Rongemaillc.
Ainsi chacun, dans son endroit,

S'entremet, agit et travaille.

A qui donner le prix? Au cœur, si l'on m'en croit.
Que n'ose et que ne peut l'amitié violente?
Cet autre sentiment que l'on appelle amour
Mérite moins d'honneur. Cependant chaque jour
Je le célèbre et je le chante.

Hélas! il n'en rend pas mon âme plus contente 1!

Quel éloge et surtout quel tableau de l'amitié! Ce n'était pas la première fois, aussi bien, que la Fontaine chantait l'amitié et qu'il lui attribuait avec raison toutes les douceurs et même quelques-unes des inquićtudes de l'amour :

Deux vrais amis vivaient au Monomotapa;

L'un ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre,

Les amis de ce pays-là

Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.

Liv. XII, f, xv.

Une nuit que chacun s'occupait au sommeil
Et mettait à profit l'absence du soleil,

Un de nos deux amis sort du lit en alarmne;
Il court chez son intime, éveille les valets :

L'ami couché s'étonne; il prend sa bourse, il s'arme,
Vient trouver l'autre et dit : « Il vous arrive peu
De courir quand on dort; vous me paraissez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme.
N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu?
En voici. S'il vous est venu quelque querelle,
J'ai mon épée allons...

- Non, dit l'ami; ce n'est ni l'un ni l'autre point.
Je vous rends grâce de ce zèle.

Vous m'êtes, en dormant, un peu

triste apparu;

J'ai craint qu'il ne fùt vrai; je suis vite accouru.

Ce maudit songe en est la cause. »

Qui d'eux aimait le mieux? Que t'en semble, lecteur?
Cette difficulté vaut bien qu'on la propose.

Qu'un ami véritable est une douce chose!

Il cherche vos besoins au fond de votre cccur;

Il vous épargne la pudeur

De les lui découvrir vous-même :

Un songe, un rien, tout lui fait peur,
Quand il s'agit de ce qu'il aime1.

Nous commençons à découvrir ici quel est le secret de la poésie de la Fontaine; et ce secret, ne nous y trompons pas, est le même que chez les autres poëtes. Le secret de la poésic est en effet de dire mieux que tout le monde ce que pense tout le monde. C'est par les sen

4 Liv. VIII, f. XII.

timents généraux que le poëte se met en communication avec la foule; c'est par l'expression particulière de son génie et de son caractère qu'il s'approprie ces sentiments généraux, les marque de son empreinte et leur donne un air original et nouveau. Dans mon cours sur la poésie chrétienne 1, j'ai dit que la poésie sacrée était à la fois ce qu'il y avait de plus général et de plus individuel : de plus général, car la poésie sacrée a pour sujet les sentiments qui sont communs entre tous les hommes: l'idée de Dieu, le sentiment de la faiblesse humaine, le recours à la justice et à la miséricorde divine; de plus individuel, car le poëte exprime ces sentiments avec son âme et son génie particuliers. Voyez la prière. Tout le monde prie Dieu avec le même sentiment; mais chacun y met son âme, sa personne, ses émotions du jour et de l'heure. Chacun dit Notre père, et chacun le dit avec un cœur diversement ému, versement affligé, diversement joyeux, diversement reconnaissant, de telle sorte que toutes les supplications se ressemblent et que tous les suppliants dif

fèrent.

:

di

Il en est un peu de toutes les poésies comme de la poésie sacrée elles ont toutes ce double caractère; elles sont générales pour le fond des sentiments, individuelles par l'expression. Otez à la poésie l'inspiration qu'elle

Cours professé à la Sorbonne pendant trois ans, 1855-56, 1856-57 1857-58.

prend dans les grands sentiments qui sont communs à l'humanité, elle tombe dans ce qu'on appelle de nos jours la poésie individuelle, c'est-à-dire dans la fantaisie, dans le caprice, dans la fausse originalité. On a semblé croire que la poésie, et la poésie lyrique surtout, était faite pour exprimer les émotions ou les rêveries du premier venu. De là tant de confessions ou de confidences faites au public, qui ne les demandait pas; de là tant d'humoristes qui n'en avaient pas l'étoffe. Qui sommes-nous, en effet, hommes médiocres et vulgaires presque tous, qui sommes-nous pour entretenir le public des accidents de notre vie, ou, ce qui est encore plus impertinent, des accidents de notre pensée? Qu'a votre moi de plus que le mien pour se dépeindre et pour se raconter devant le monde? Êtes-vous Lara, Manfred ou lord Byron? Alors je puis vous écouter, parce que vous avez quelque chose à me dire, et surtout parce que vous me direz mieux que tout le monde ce que vous ressentez peut-être comme tout le monde. Car enfin que veulent Lara et Manfred, Werther ou Faust, les grands rêveurs de notre siècle? tout savoir et tout posséder? Nous le voulons tous aussi; nous avons tous nos désirs de science et de jouissance, plus ou moins grands, plus ou moins ardents. Le poëte est celui qui sait les exprimer le plus fortement, de telie sorte que là encore la poésie consiste à exprimer d'une manière vive et originale les sentiments gé

néraux de l'homme, et qu'il n'y a de bons humoristes que ceux qui le sont dans les lieux communs. Les hommes véritablement originaux sont ceux qui donnent un tour particulier et personnel aux sentiments de tout le monde. Ceux qui ont des sentiments d'exception, ceux-là sont des maniaques et non des origi

naux.

Je ne voudrais pas cependant que l'amour du lieu commun allât jusqu'à la banalité. Un poëte qui, s'inspirant des sentiments de tout le monde, les exprimerait avec l'esprit et le langage de tout le monde, serait un poëte banal et insipide. Dieu me garde d'avoir jamais à choisir entre l'ennui que cause le poëte banal et l'impatience que cause l'humoriste médiocre et prétentieux!

Prenons quelques-uns des grands lieux communs de la pensée ou plutôt de la vie humaine, les rencontres imprévues et soudaines de la mort, l'instabilité de la fortune, l'égalité de l'homme dans le tombeau et devant Dieu. Tout le monde en parle sans cesse. D'où vient donc qu'il n'y a que quelques grands poëtes et quelques grands orateurs qui sachent les exprimer de manière à nous y faire réfléchir? Par la même raison que, toutes les formes, toutes les couleurs et tous les sons étant dans la nature, il n'y a pourtant que les grands musiciens qui sachent faire de la musique avec ces sons partout épars et dispersés, les grands peintres

« PreviousContinue »