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qu'on ne parle pas dans un livre comme on parle dans la conversation. Quoi donc! ne pas parler de même à tout le monde; ne pas écrire comme on parle! Comment voulez-vous que l'enfant fasse ces distinctions? - Eh bien, essayez un instant de ne pas faire ces distinctions parlez à un paysan comme à un lettré, ou à un lettré comme à un paysan; ou bien encore parlez comme un livre, et vous verrez comme l'enfant sentira bien vite le contre-sens que vous faites. S'il ne le sentait par lui-même, l'étonnement des interlocuteurs lui dirait l'erreur ou vous tombez.

Répondre à l'enfant qu'on parle autrement en vers qu'en prose n'a donc rien qui puisse le déconcerter: il est habitué à la différence des langages. C'est une nouvelle différence à noter; rien de plus.

Lui tint à peu près ce langage.

Ce langage! Les renards parlent donc? ils parlent donc la même langue que les corbeaux? Sage précepteur, prends garde à toi: pèse bien la réponse avant de la faire; elle importe plus que tu ne penses.»

J'avoue que je ne sais pas pourquoi le précepteur doit tant peser sa réponse avant de la faire. Rousseau craint-il que l'enfant croie que les animaux ont un langage et qu'il n'y a, après tout, entre ce langage des bêtes et le langage des hommes, qu'une différence de dictionnaire ou de grammaire ? La question de la langue

des bêtes n'est pas ici de saison. Les renards parlen dans la fable, parce que la fable est du temps que les bêtes parlaient. Dans ce temps-là, les corbeaux, les renards, les lions, les fourmis, les ânes, les singes, tous parlaient et tous s'entendaient; temps fabuleux, qu'il suffit de nommer pour le caractériser, et qui, quoi qu'en dise Rousseau, n'étonne et ne trompe personne. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.

« Ceci s'entend, et la pensée est très-bonne. Cependant il y aura encore bien peu d'enfants qui sachent comparer une leçon à un fromage, et qui ne préférassent le fromage à. la leçon. Il faut donc leur faire. entendre que ce propos n'est qu'une raillerie! que de finesse pour des enfants! >>

Rousseau exagère évidemment la naïveté des enfants, ou plutôt il en fait de petits Socrate alléguant, comme celui d'Athènes, leur prétendue ignorance, afin de donner à leurs interlocuteurs l'embarras de tout expliquer et de tout définir. Les enfants comprennent, dans la fable du Renard et du Corbeau, que le Corbeau est attrapé et que le Renard se moque de lui par-dessus le marché. Voilà tout; et cela auffit à l'intention de la fable. Quant aux finesses du récit de la Fontaine, ils ne les sentent pas dès le premier moment; mais elles leur reviennent peu à peu, et se font mieux sentir à mesure que leur esprit se développe

« Passons maintenant à la morale, » dit Rousseau; et alors il attaque la morale ordinaire des fables de la Fontaine plus vivemeut encore qu'il n'en a fait le style, comme peu proportionnée à l'âge des enfants :

« Je demande si c'est à des enfants de six ans qu'il faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit? On pourrait tout au plus leur apprendre qu'il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons et se moquent en secret de leur sotte vanité; mais le fromage gâle tout: on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu'à le faire tomber du bec d'un autre. C'est ici mon second paradoxe; et ce n'est pas le moins impor

tant.

«Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d'en faire l'application, ils en font presque toujours une contraire à l'intention de l'auteur, et qu'au lieu de s'observer sur le défaut dont on veut les guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres.

« Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c'est d'ordinaire le plus brillant, l'enfant ne manque point se faire lion, et, quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s'emparer de tout. Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c'est une autre affaire :

alors l'enfant n'est plus lion, il est moucheron; i apprend à tuer un jour, à coup d'aiguillons, ceux qu'il n'oserait attaquer de pied ferme.

«Dans la fable du Loup maigre et du Chien gras, au lieu d'une leçon de modération qu'on prétend lui donner, il en prend une de licence. Je n'oublierai jamais d'avoir vu beaucoup pleurer une petite fille qu'on avait désolée avec cette fable, tout en lui prêchant toujours la docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs; on la sut enfin la pauvre enfant s'ennuyait d'être à la chaîne; elle se sentait le cou pelé; elle pleurait de n'être pas loup.

<«< Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour l'enfant une leçon de la plus basse flatterie; celle de la seconde1 une leçon d'inhumanité; celle de la troisième une leçon d'injustice; celle de la quatrième une leçon de satire; celle de la cinquième une leçon d'indépendance. Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, n'en est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui se contredisent, quel fruit espérezvous de vos soins? Mais peut-être, à cela près, toute cette morale qui me sert d'objection contre les fables fournit-elle autant de raison de les conserver. Il faut une morale en parole et une en action dans la so

4 La Cigale et la Fourmi, que Rousseau prenait par erreur comme étant la seconde du Ier livre des fables de la Fontaine.

ciété, et ces deux morales ne se ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse; l'autre est dans les fables de la Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les mères. Le même auteur suffit à tout.

« Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m'instruire dans vos fables, car j'espère ne pas me tromper sur leur objet; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d'apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart; que, dans celles qu'il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon1. >>

Je ne serais pas éloigné, quant à moi, d'accepter la transaction de Rousseau et de réserver les fables de la Fontaine pour l'homme fait, non comme étant d'une mauvaise morale, mais comme ayant un mérite et un charme que l'âge mûr goûte mieux que l'enfance. Je veux cependant faire quelques observations sur la censure qu'il fait de la morale des fables. Oui, la morale a dans le monde, non pas deux principes, mais deux procédés différents. Tantôt elle procède par le précepte

▲ Émile, liv. II.

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