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nous venons de citer, était un homme de cœur, et, sans aucun doute, il inculqua de bonne heure à son fils cette idée du devoir, qui devait plus tard l'inspirer avec tant de force et de noblesse.

Fils aîné de sept enfants, Pierre Corneille fut placé de bonne heure au collège des jésuites de Rouen; il y fit des progrès rapides, et fixa l'attention de ses maîtres par quelques traductions en vers de Lucain1. On sait peu de chose de sa jeunesse, sinon que sa famille le destinait au barreau, qu'il fut inscrit, dès 1624, sur le tableau des avocals de Rouen, qu'il prêta serment le 18 juin de la même année, et qu'en 1627, il obtint des lettres de dispense d'âge pour exercer les fonctions d'avocat du roi à la Table de Marbre 2, car à cette époque il n'était âgé que de vingt et un ans, et la loi en exigeait vingt-cinq 3.

Si l'on s'en rapporte à Fontenelle, qui du reste n'est pas toujours très-exactement renseigné, l'amour aurait été l'occasion de la première composition littéraire de Corneille : « Un jeune homme mène un de ses amis chez une fille dont il était amoureux; le nouveau venu s'établit chez la demoiselle sur les ruines de son introducteur; le plaisir que lui fait cette aventure le rend poëte : il en fait une comédie (Mélite), et voilà le grand Corneille. »>

Cette anecdote a paru suspecte à quelques biographes ♦. Pierre Corneille, a-t-on dit, était trop honnête homme pour abuser ainsi de la confiance d'un ami. Mélite, d'ailleurs, est

chargées de trois tètes de lion de gueules, et accompagnées de trois etoiles d'ar gent posées deux en chef et une en pointe.

Il obtint dans ce collége un prix en 1618 ou 1619. Le volume qui lui fut donné en cette occasion faisait partie de la bibliothèque de M. Villenave.

'Les matières dont s'occupait cette juridiction étaient des avaries et des délits forestiers.

3 Les dates et les faits, tels que nous les consignons ici, ont donné lieu à de nombreuses confusions; M. Floquet les a le premier rétablis d'après des docu

ments authentiques.

'Voir la discussion de M. Taschereau à ce sujet : Vie de Corneille, 1829, in-8°, p. 3 et suiv.

a.

un être imaginaire, et la seule personne que le poëte ait aimée dans sa jeunesse est madame de Pont (Dupont, suivant d'autres), femme d'un maître des comptes de Rouen. D'autre

part, on affirme que Mélite a réellement existé : Mélite est l'anagramme de Milet: mademoiselle Milet était une fort jolie personne de Rouen, qui demeurait dans cette ville, rue des Juifs 1, et, selon toute apparence, c'est elle qui par suite de mariage devint madame de Pont; il est, on le voit, fort difficile de décider au milieu de ces affirmations contradictoires, mais quel qu'ait été l'objet de l'amour de Corneille, toujours est-il que le poële fut vivement épris dans sa jeunesse d'une femme dont lui-même, en plusieurs passages de ses œuvres, a consacré le souvenir :

Elle eut mes premiers vers, elle eut mes premiers feux,

dit-il dans l'Excuse à Ariste. Il répète dans le même morceau que ce fut cet amour qui lui apprit à rimer, et il ajoute:

Je ne vois rien d'aimable après l'avoir aimée;
Aussi n'aimai-je plus, et nul objet vainqueur
N'a possédé depuis ma veine ni mon cœur...

Bien que Corneille, en d'autres vers, traite assez légèrement les choses du cœur 2, on sent néanmoins dans ceux que nous venons de citer une émotion qui ne laisse aucun doute sur la réalité du sentiment qu'ils expriment; mais on peut croire en définitive que cet inévitable épisode du premier amour ne fut point dans sa vie un accident- décisif; il n'en fut

Mémoire de M. Ém. Gaillard, dans le Précis analytique des travaux de l'Académie de Rouen pendant l'année 1834, p. 165, 166.

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point bouleversé comme Racine, et son talent même n'en subit que faiblement l'influence.

La première comédie de Corneille, Mélite, fut, selon toute apparence, représentée en 1629. Le poëte l'avait confiée à une troupe d'acteurs qui se trouvait alors à Rouen; mais le chef de cette troupe, Mondory, jugeant la pièce digne d'une scène plus brillante, la fit représenter à Paris.

Assez froidement accueillie par le public de la capitale, lors des premières représentations, Mélite ne tarda point. cependant à conquérir la faveur universelle. L'affluence fut si grande que les deux troupes de comédiens de Paris, qui, faute de spectateurs, s'étaient fondues en une seule et réunies à l'hôtel de Bourgogne, ne tardèrent point à se séparer, et que la troupe du Marais alla reprendre possession de son ancien théâtre. « Quel était donc, se demande M. Guizot, dans le premier ouvrage de Corneille, ce mérite honoré d'un succès si éclatant? Une supériorité d'art et d'intrigue dont n'avait approché aucun de ses contemporains; une sagesse de raison égale à la richesse de l'esprit; enfin, la nouveauté d'une première lueur de goût, d'un premier effort vers la vérité. Ce style, qui nous paraît si peu naïf, était pourtant, comme le dit Corneille, celui de la conversation des honnêtes gens et de la galanterie... Une raison plus droite se montrait à chaque instant et comme malgré lui dans son ouvrage. On apercevait aussi, dans le style de Mélite, une sorte de fermeté que ne pouvaient connaître ces auteurs si fiers de la précipitation et de la négligence qu'ils apportaient à leurs œuvres de théâtre. Aucun n'y avait encore fait entendre ce ton d'une élévation modérée qui soutient les personnages à la hauteur d'une condition honnête, dans un milieu également éloigné de la bassesse et d'une pompe ridicule..... Corneille avait atteint sinon la vérité réelle et complète, du moins une sorte de vérité relative dont personne ne s'était avisé avant lui. Au lieu de figures

naturellement vivantes et animées, il ne cherchait encore à représenter que les figures artificielles de la société de son temps; mais il avait senti la nécessité de prendre un modèle, et tandis que ses contemporains ne savaient pas plus imiter qu'inventer, il s'était du moins efforcé de copier quelques traits du monde placé sous ses yeux 1. »

Charmé et peut-être surpris de son triomphe, Corneille vint à Paris pour « voir le succès de Mélite, » et là il fut tout étonné d'apprendre « qu'elle n'était pas dans les vingtquatre heures, » et de plus qu'on lui reprochait de manquer de mouvement et d'être écrite d'un style « trop naturel. » Piqué de ces reproches, il voulut montrer qu'il pouvait, s'il le voulait, inventer et accumuler des péripéties, respecter l'unité de temps et écrire avec emphase. « Pour me justi» fier, dit-il, par une espèce de bravade, et montrer que ce » genre de pièces avoit les mêmes beautés de théâtre, j'en>>trepris d'en faire une régulière, c'est-à-dire dans les >> vingt-quatre heures, pleine d'incidents et d'un style plus » élevé, mais qui ne vaudroit rien du tout. En quoi je >> réussis parfaitement. »

Cette pièce c'est Clitandre ou l'Innocence délivrée, qui fut jouée en 1652, comme Mélite 2, avec un grand succès. L'année suivante il donna la Veuve ou le Traître puni, dans laquelle il essayait une sorte de conciliation entre « la sévérité des règles » et « la liberté qui n'est que trop ordinaire sur le théâtre français. » Cette fois encore le

'Corneille et son temps, p. 151 et suiv.

2 Si le seul objet de Corneille, dans la composition de Clitandre, eût vraiment été de rendre le triomphe du bon goût plus éclatant par l'étalage du mauvais, jamais auteur ne se serait si pleinement sacrifié pour la cause publique. Une partie carrée de deux couples réunis par hasard, au même lieu et au même moment, par un double projet d'assassinat; ces projets détruits l'un par l'autre ; un homme qui veut violer une fille sur le théâtre, et cette fille qui se défend en lui crevant un œil avec son aiguille à tète; des combats, des travestissements, une tempète, des archers, une prison, etc., voilà ce que Corneille a laborieusement combiné, pour en composer, dans Clitandre, un drame monstrueux, digne du public auquel il voulait plaire; car il est difficile de supposer que Corneille ait uniquement songé à l'instruire. (Guizot.)

succès dépassa toutes ses espérances. Les gens de lettres, même ceux qui devaient bientôt l'attaquer avec la dernière violence, applaudirent comme le public; Scudéri s'écria:

Le soleil est levé, retirez-vous, étoiles,

et Mairet adressa le madrigal suivant à M. CORNEILLE, poëte comique, sur la Veuve:

Rare écrivain de notre France,
Qui, le premier des beaux-esprits,
As fait revivre en tes écrits
L'esprit de Plaute et de Térence,
Sans rien dérober des douceurs
De Mélite, ni de ses sœurs,
O Dieu ! que ta Clarice est belle,
Et que de veuves à Paris
Souhaiteraient d'être comme elle
Pour ne manquer pas de maris!

La Galerie du Palais (1634), la Suivante (même année), la Place Royale (1635), furent reçues avec le même applaudissement, et certes, en comparant ces productions à toutes celles qui parurent dans le même temps, on comprend sans peine cette faveur toujours croissante du public. Chaque pièce d'ailleurs témoignait dans la manière du poëte un progrès nouveau. Ses caractères se dessinaient de plus en plus nettement. L'intrigue se nouait avec plus de force; Corneille, au lieu de s'inspirer des livres, commençait à s'inspirer de l'étude du monde et de l'observation de la vie, et il avait l'incontestable mérite de débarrasser pour la première fois la scène des grossièretés qui l'avaient souillée jusqu'alors 1. Il n'avait point encore abordé la haute comédie, mais du moins il avait rompu sans retour avec la farce. « L'heure du réveil de son génie, dit M. Guizot, n'a point encore sonné; quelque temps encore, il cherchera péniblement sa route, au milieu des ténèbres qui l'environnent, mais

Voir, au sujet de la licence du théâtre pendant la première moitié du dixseptième siècle, Taschereau, Vie de Corneille, p. 21 et suiv.

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