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EXAMEN DE LA SUITE DU MENTEUR.

et

L'effet de cette pièce n'a pas été si avantageux que celui de la précédente, bien qu'elle soit mieux écrite. L'original espagnol est de Lope de Vega sans contredit, et a ce défaut, que ce n'est que le valet qui fait rire, au lieu qu'en l'autre les principaux agréments sont dans la bouche du maître. L'on a pu voir par les divers succès quelle différence il y a entre les railleries spirituelles d'un honnête homme de bonne humeur, et les bouffonneries froides d'un plaisant à gages. L'obscurité que fait en celle-ci le rapport à l'autre a pu contribuer quelque chose à sa disgrâce, y ayant beaucoup de choses qu'on ne peut entendre, si l'on n'a l'idée présente du Menteur. Elle a encore quelques défauts particuliers. Au second acte, Cléandre raconte à sa sœur la générosité de Dorante qu'on a vue au premier, contre la maxime, qu'il ne faut jamais faire raconter ce que le spectateur a déjà vu. Le cinquième est trop sérieux pour une pièce si enjouée, n'a rien de plaisant que la première scène entre un valet et une servante. Cela plaît si fort en Espagne, qu'ils font souvent parler bas les amants de condition, pour donner lieu à ces sortes de gens de s'entredire des badinages; mais en France, ce n'est pas le goût de l'auditoire. Leur entretien est plus supportable au premier acte, pendant que Dorante écrit ; car il ne faut jamais laisser le théâtre sans qu'on y agisse, et l'on n'y agit qu'en parlant. Ainsi Dorante qui écrit ne le remplit pas assez; et toutes les fois que cela arrive, il faut fournir l'action par d'autres gens qui parlent. Le second débute par une adresse digne d'être remarquée, et dont on peut former cette règle, que, quand on a quelque occasion de louer une lettre, un billet, ou quelque autre pièce éloquente ou spirituelle, il ne faut jamais la faire voir; parce qu'alors c'est une propre louange que le poète se donne à soi-même; et souvent le mérite de la chose répond si mal aux éloges qu'on en fait, que j'ai vu des stances présentées à une maîtresse, qu'elle vantoit d'une haute excellence, bien qu'elles fussent très médiocres; et cela devenoit ridicule. Mélisse loue ici la lettre que Dorante lui a écrite; et comme elie ne la lit point, l'auditeur a lieu de croire qu'elle est aussi bien faite qu'elle le dit. Bien que d'abord cette pièce n'eût pas grande approbation, quatre ou cinq ans après la troupe du Marais la remit sur le

théâtre avec un succès plus heureux; mais aucune des troupes qui courent les provinces ne s'en est chargée. Le contraire est arrivé de Théodore', que les troupes de Paris n'y ont point rétablie depuis sa disgrâce, mais que celles des provinces y ont fait assez passablement réussir.

Il ne faut jamais juger d'une pièce par les succès des premières années n à Paris ni en province; le temps seul met le prix aux ouvrages, et l'opinion réfléchie des bons juges est à la longue l'arbitre du goût du public.

(Voltaire.)

TRAGÉDIE.

1646.

NOTICE.

« Rodogune, dit Voltaire, ne ressemble pas plus à Pompée, que Pompée à Cinna, et Cinna au Cid. C'est cette variété qui caractérise le vrai génie. Le sujet en est aussi grand et aussi terrible que celui de Théodore est bizarre et impraticable. » La justice que Voltaire rend par ces lignes au poëme de Corneille, ne l'empêche pas d'accumuler dans son commentaire une foule de remarques critiques, très-souvent injustes, et presque toujours exprimées en termes amers. Après avoir dit que le sujet est grand et terrible, il s'applique dans le détail à montrer que tous les caractères sont ou invraisemblables ou odieux; le cinquième acte seul trouve grâce devant lui; mais il demande encore s'il est permis d'amener une grande beauté par de grands défauts; enfin il ajoute qu'il ne croit pas qu'une pièce remplie de tant de défauts essentiels, et en général si mal écrite, pût être soufferte jusqu'au quatrième acte par une assemblée de gens de goût qui ne prévoiraient pas les beautés du cinquième.

Jamais, on peut le dire, l'admirable esprit critique de Voltaire n'a porté plus à faux, et non-seulement il a été contredit par tous les écrivains qui depuis tantôt un siècle se sont occupés de juger Corneille, mais il a été solennellement condamné par le public, qui n'est peut-être pas toujours une assemblée exclusivement composée de gens de goût, mais qu'il faut bien, quoi qu'on en dise, accepter comme arbitre souverain dans ces questions, surtout lorsque pendant deux siècles il juge toujours de la même manière. Ce n'est pas que Rodogune soit irréprochable; ce n'est pas que Corneille n'ait point exagéré certaines situations; mais ce que l'on ne peut contester, c'est que les dernières parties de cette pièce sont pent-être ce qu'il y a de plus beau sur aucun théâtre. Telle est aujourd'hui l'opinion générale. Le caractère de Cléopâtre, tant maltraité par Voltaire, est re

gardé comme l'un des plus saisissants et des plus terribles qui aient paru à la scène. Cléopâtre, c'est l'Agrippine de Tacite transportée dans une cour de l'Orient; elle est indiscrète, dissimulée, irréfléchie, pleine d'emportements, femme par toutes les passions, excepté par celle qui survit la dernière au cœur des femmes, par l'amour maternel, et dans ses égarements plus vraie que la Phèdre de Racine, car Phèdre est au fond une chrétienne déguisée, qui lutte avec la passion et se débat contre le remords; tandis que Cléopâtre, païenne et maîtresse d'un pays où le despotisme ne marchande pas avec les grands crimes, ne connaît pas le remords et ne soupçonne même pas qu'il puisse exister. Écoutons ce qu'en dit M. Saint-Marc Girardin :

« Le personnage de Cléopâtre est odieux d'un bout à l'autre de la pièce; il n'inspire que l'horreur... jamais la nature ne réclame en son cœur, et, quand elle l'atteste, c'est pour la braver et la sacrifier à son ambition et à sa vengeance :

....

Et toi, que me veux-tu,

Ridicule retour d'une sotte vertu,

Tendresse dangereuse autant comme importune?
(Acte V, scène 1.)

>> Cependant les sentiments doux et naturels ont leur part dans Rodogune, et la pitié a sa place à côté de l'horreur. L'affection touchante et pure que les deux frères ont l'un pour l'autre, et l'intérêt qu'elle excite, compensent l'épouvante qu'inspire Cléopâtre. J'aime que, dans cette tragédie où les bons sentiments disparaissent dans la mère, ils se retrouvent dans les deux frères, et que l'amour fraternel vienne nous dédommager de l'oubli de la tendresse maternelle. Ainsi les émotions douces et pures retrouvent leur ascendant, et le spectateur n'est point condamné au tourment de ne rien trouver qui soit digne d'estime et de pitié; il s'attendrit sur ces deux frères qui, effrayés d'aimer tous deux Rodogune et de se trouver rivaux, se promettent de ne jamais faillir à l'amitié fraternelle :

Malgré l'éclat du trône et l'amour d'une femme,
Faisons si bien régner l'amitié sur notre àme, etc.
(Acte I, scène III.)

» Cette noble et touchante amitié des deux frères résiste aux efforts que Cléopâtre fait pour l'altérer. En vain elle cherche à les armer l'un contre l'autre : ils repoussent ses conseils odieux. Cléopâtre alors, désespérée de voir la vertu de ses fils tromper ses projets de vengeance et d'ambition, ne pouvant plus compter sur eux, ni pour frapper Rodogune, ni pour se détruire l'un l'autre, ne compte plus que sur elle-même car elle ne songe renoncer à sa haine et à son ambition, elle ne songe pas

pas

à redevenir mère. Elle le feint un instant, mais pour mieux perdre ses ennemis, c'est-à-dire sa rivale et ses enfants; elle brave tout, la vengeance des dieux et la vengeance des hommes. Ecoutons cet hymne de haine et de colère, le plus terrible que le théâtre ait jamais entendu :

Il faut ou condamner ou couronner ma haine!

Dût le peuple en fureur, pour ses maîtres nouveaux,
De mon sang odieux arroser leurs tombeaux, etc.
(Acte V, scène 1.)

» Jamais l'ambition, la colère, la vengeance, toutes les passions qui peuvent dévorer le cœur humain, n'ont été exprimées avec plus de grandeur et plus d'énergie. Ne l'oublions pas pourtant, et c'est ici que revient la pensée de l'étude que nous faisons sur l'amour maternel, le titre de mère que garde Cléopâtre, quoiqu'elle l'oublie d'une façon si horrible, ce titre même, en la rendant plus criminelle, prête à ses passions je ne sais quelle effroyable grandeur digne de la tragédie. Si Cléopâtre n'était pas mère, elle perdrait à l'instant même une partie de l'horreur 'tragique qu'elle inspire ce ne serait plus qu'une ambitieuse ordinaire, ce ne serait plus qu'une femme irritée et vindicative. Elle a besoin, pour nous épouvanter, que nous nous souvenions de ces sentiments maternels qu'elle a étouffés; et ce titre sacré de mère se sent encore là même où il est détruit.

» Mais Corneille, s'il se sert en poëte tragique de ce titre de mère qui rend Cléopâtre plus effrayante, a soin aussi de nous avertir que, dans ces cours de l'Asie, qu'il a devinées et peintes avec tant de pénétration', dans ces pays où le lien de la famille est relâché et détruit par la polygamie, les mœurs et les usages diminuent la force des sentiments naturels. Là, on n'est plus ni fils, ni époux, ni père : on est roi; là, on n'est ni fille, ni mère on est reine. L'égoïsme domine les affections de la nature, et c'est ce que Corneille nous explique, par la bouche de Séleucus, avec cette sagacité politique qui est une des parties ⚫ de son génie .

Ah! mon frère, l'amour n'est guère véhément
Pour des fils élevés dans un bannissement, etc.
(Acte II, scène Iv.) >

Voltaire dit que Corneille s'est inspiré pour sa tragédie d'un ancien roman de Rodogune, imprimé chez Sonaville, en ajoutant toutefois qu'il n'a point vu ce roman, qu'il en a seulement entendu parler. Mais puisque Voltaire n'a point vu le roman il vaut mieux, nous le pensons, nous en rapporter à Corneille,

Voyez la Mort de Pompée, Rodogune, Nicomède.

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