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Sa rigueur envers lui vous ouvre un sort plus doux,
Puisque par cette mort l'Égypte est toute à vous.

CLÉOPATRE.

Je sais que j'en reçois un nouveau diadème,
Qu'on n'en peut accuser que les dieux, et lui-même;
Mais comme il est, seigneur, de la fatalité

Que l'aigreur soit mêlée à la félicité,

Ne vous offensez pas si cet heur de vos armes,

Qui me rend tant de biens, me coûte un peu de larmes, Et si, voyant sa mort due à sa trahison,

Je donne à la nature ainsi qu'à la raison.

Je n'ouvre point les yeux sur ma grandeur si proche,
Qu'aussitôt à mon cœur mon sang ne le reproche;
J'en ressens dans mon âme un murmure secret,
Et ne puis remonter au trône sans regret.

ACHORÉE.

Un grand peuple, seigneur, dont cette cour est pleine,
Par des cris redoublés demande à voir sa reine,
Et, tout impatient, déjà se plaint aux cieux
Qu'on lui donne trop tard un bien si précieux

CÉSAR.

Ne lui refusons plus le bonheur qu'il désire :
Princesse, allons par là commencer votre empire.
Fasse le juste ciel, propice à mes désirs,

Que ces longs cris de joie étouffent vos soupirs,
Et puissent ne laisser dedans votre pensée
Que l'image des traits dont mon âme est blessée !
Cependant qu'à l'envi ma suite et votre cour
Préparent pour demain la pompe d'un beau jour,
Où, dans un digne emploi l'une et l'autre occupée,
Couronne Cléopâtre, et m'apaise Pompée,
Élève à l'une un trône, à l'autre des autels,
Et jure à tous les deux des respects immortels,

FIN DE LA MORT DE POMPÉE.

EXAMEN DE POMPEE.

A bien considérer cette pièce, je ne crois pas qu'il y en ait sur le théâtre où l'histoire soit plus conservée et plus falsifiée tout ensemble. Elle est si connue, que je n'ai osé en changer les événements; mais il s'y en trouvera peu qui soient arrivés comme je les fais arriver. Je n'y ai ajouté que ce qui regarde Cornélie, qui semble s'y offrir d'elle-même, puisque, dans la vérité historique, elle étoit dans le même vaisseau que son mari lorsqu'il aborda en Egypte, qu'elle le vit descendre dans la barque, où il fut assassiné à ses yeux par Septime, et qu'elle fut poursuivie sur mer par les ordres de Ptolémée. C'est ce qui m'a donné occasion de feindre qu'on l'atteignit, et qu'elle fut ramenée devant César, bien que l'histoire n'en parle point. La diversité des lieux où les choses se sont passées, et la longueur du temps qu'elles ont consumé dans la vérité historique, m'ont réduit à cette falsification pour les ramener dans l'unité de jour et de lieu. Pompée fut massacré devant les murs de Pélusium, qu'on appelle aujourd'hui Damiette; et César prit terre à Alexandrie. Je n'ai nommé ni l'une ni l'autre ville, de peur que le nom de l'une n'arrêtât l'imagination de l'auditeur, et ne lui fît remarquer malgré lui la fausseté de ce qui s'est passé ailleurs. Le lieu particulier est, comme dans Polyeucle, un grand vestibule commun à tous les appartements du palais royal; et cette unité n'a rien que de vraisemblable, pourvu qu'on se détache de la vérité historique. Le premier, le troisième et le quatrième acte y ont leur justesse manifeste; il y peut avoir quelque difficulté pour le second et le cinquième, dont Cléopâtre ouvre l'un, et Cornélie l'autre. Elles sembleroient toutes deux avoir plus de raison de parler dans leur appartement; mais l'impatience de la curiosité féminine les en peut faire sortir; l'une, pour apprendre plus tôt les nouvelles de la mort de Pompée, ou par Achorée, qu'elle à envoyé en être témoin, ou par le premier qui entrera dans ce vestibule; et l'autre, pour en savoir du combat de César et des Romains contre Ptolémée et les Égyptiens, pour empêcher que ce héros n'en aille donner à Cléopâtre avant qu'à elle, et pour obtenir de lui d'autant plus tôt la permission de partir : en quoi on peut remarquer que, comme elle sait qu'il est amoureux de cette reine, et qu'elle peut douter qu'au retour de son combat, les trouvant ensemble, il ne lui fasse le premier compliment, le soin qu'elle a de conserver la dignité romaine lui fait prendre la parole la première, et obliger par là César à lui répondre avant qu'il puisse dire rien à l'autre.

Pour le temps, il m'a fallu réduire en soulèvement tumultuaire une guerre qui n'a pu durer guère moins d'un an, puisque Plutarque rapporte qu'incontinent après que César fut parti d'Alexandrie, Cléopâtre accoucha de Césarion. Quand Pompée se présenta pour entrer en Égypte, cette princesse et le roi son frère avoient chacun leur armée prête à en venir aux mains l'une contre l'autre, et n'avoient garde ainsi de loger dans le même palais. César, dans ses Commentaires, ne parle point de ses amours avec elle, ni que la tête de Pompée lui fut présentée quand il arriva; c'est Plutarque et Lucain qui nous apprennent l'un et l'autre mais ils ne lui font présenter cette tête que par un des ministres du roi, nommé Théodote, et non pas par le roi même, comme je l'ai fait.

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Il y a quelque chose d'extraordinaire dans le titre de ce poëme, qui porte le nom d'un héros qui n'y parle point; mais il ne laisse pas d'en être, en quelque sorte, le principal acteur, puisque sa mort est la cause unique de tout ce qui s'y passe. J'ai justifié ailleurs l'unité d'action qui s'y rencontre, par cette raison que les événements y ont une telle dépendance l'un de l'autre, que la tragédie n'auroit pas été complète, si je ne l'eusse poussée jusqu'au terme où je la fais finir. C'est à ce dessein que, dès le premier acte, je fais connoître la venue de César, à qui la cour d'Égypte immole Pompée pour gagner les bonnes grâces du victorieux; et ainsi il m'a fallu nécessairement faire voir quelle réception il feroit à leur lâche et cruelle politique. J'ai avancé l'âge de Ptolémée, afin qu'il pût agir, et que, por tant le titre de roi, il tâchât d'en soutenir le caractère. Bien que les historiens et le poëte Lucain l'appellent communément rex puer, le roi enfant, il ne l'étoit pas à tel point qu'il ne fût en état d'épouser sa sœur Cléopâtre, comme l'avoit ordonné son père. Hirtius dit qu'il étoit puer jam adultà ætate; et Lucain appelle Cléopâtre incestueuse dans ce vers qu'il adresse à ce roi par apostrophe :

Incestæ sceptris cessure sororis ;

soit qu'elle eût déjà contracté ce mariage incestueux, soit à cause qu'après la guerre d'Alexandrie et la mort de Ptolémée, César la fit épouser à son jeune frère, qu'il rétablit dans le trône : d'où l'on peut tirer une conséquence infaillible, que si le plus jeune des deux frères étoit en âge de se marier quand César partit d'Égypte, l'aîné en étoit capable quand il y arriva, puisqu'il n'y tarda pas plus d'un an.

Le caractère de Cléopâtre garde une ressemblance ennoblie par ce qu'on y peut imaginer de plus illustre. Je ne la fais amoureuse que par. ambition, et en sorte qu'elle semble n'avoir point d'amour qu'en tant qu'il peut servir à sa grandeur. Quoique la

réputation qu'elle a laissée la fasse passer pour une femme lascive et abandonnée à ses plaisirs, et que Lucain, peut-être en haine de César, la nomme en quelque endroit meretrix regina, et fasse dire ailleurs à l'eunuque Photin, qui gouvernoit sous le nom de son frère Ptolémée :

Quem non e nobis credit Cleopatra nocentem?
A quo casta fuit?

je trouve qu'à bien examiner l'histoire, elle n'avoit que de l'ambition sans amour, et que, par politique, elle se servoit des avantages de sa beauté pour affermir sa fortune. Cela paroît visible, en ce que les historiens ne marquent point qu'elle se soit donnée qu'aux deux premiers hommes du monde, César et Antoine, et qu'après la déroute de ce dernier, elle n'épargna aucun artifice pour engager Auguste dans la même passion qu'ils avoient eue pour elle, et fit voir par là qu'elle ne s'étoit attachée qu'à la haute puissance d'Antoine, et non pas à sa personne.

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Pour le style, il est plus élevé en ce poëme qu'en aucun des miens, et ce sont, sans contredit, les vers les plus pompeux que j'aie faits. La gloire n'en est pas toute à moi j'ai traduit de Lucain tout ce que j'y ai trouvé de propre à mon sujet; et, comme je n'ai point fait de scrupule d'enrichir notre langue du pillage que j'ai pu faire chez lui, j'ai tâché, pour le reste, à entrer si bien dans sa manière de former ses pensées et de s'expliquer, que ce qu'il m'a fallu y joindre du mien sentit son génie, et ne fût pas indigne d'être pris pour un larcin que je lui eusse fait. J'ai parlé, en l'Examen de Polyeucte, de ce que je trouve à dire en la confidence que fait Cléopâtre à Charmion au second acte; il ne me reste qu'un mot touchant les narrations d'Achorée, qui ont toujours passé pour fort belles en quoi je ne veux pas aller contre le jugement du public, mais seulement faire remarquer de nouveau que celui qui les fait et les personnes qui les écoutent ont l'esprit assez tranquille pour avoir toute la patience qu'il y faut donner. Celle du troisième acte, qui est à mon gré la plus magnifique, a été accusée de n'être pas reçue par une personne digne de la recevoir; mais bien que Charmion qui l'écoute ne soit qu'une domestique de Cléopâtre, qu'on peut toutefois prendre pour sa dame d'honneur, étant envoyée exprès par cette reine pour l'écouter, elle tient lieu de cette reine même, qui cependant montre un orgueil digne d'elle, d'attendre la visite de César dans sa chambre sans aller au-devant de lui. D'ailleurs Cléopâtre eût rompu tout le reste de ce troisième acte, si elle s'y fût montrée; et il m'a fallu la cacher par adresse de théâtre, et trouver pour cela dans l'action un prétexte qui fût glorieux pour elle, et qui ne laissât point paroître le secret de l'art qui m'obligeoit à l'empêcher de se produire.

COMÉDIE

1642.

NOTICE.

Le Menteur a cela de particulier qu'il marque à la fois l'essor et le point d'arrêt du talent de Corneille dans le genre comique, et l'avénement de la véritable comédie sur notre théâtre.

« C'est beaucoup, dit Voltaire, que, dans un temps où l'on ne connaissait que des aventures romanesques et des turlupinades, Corneille mît la morale sur le théâtre. Ce n'est qu'une traduction; mais c'est probablement à cette traduction que nous devons Molière. Il est impossible, en effet, que l'inimitable

'La première édition de cette pièce est de 1644. Corneille y fit depuis des changements et des observations; et cependant Voltaire, par un motif qu'il est difficile de deviner, adopta le texte de 1644, et critiqua très-amèrement des vers que l'auteur lui-même avait fait disparaitre. Nous donnons ici le texte tel qu'il a été fixé définitivement par Corneille.

2 Il y a là, de la part de Voltaire, en ce qui touche Molière, une évidente exagération, et nous ne pouvons mieux faire que de citer comme correctif ce jugement de M. Nisard :

«Le Menteur avait sans doute averti Molière de son génie, en lui apprenant à chercher dans les mœurs et les caractères la comédie que tous les exemples contemporains lui montraient dans l'intrigue ; mais il n'avait fait que mettre sur la voie de la comédie bourgeoise, et il lui restait à créer tout entière la haute comédie. Il n'en est pas de même de la tragédie. Corneille en avait fait si bien voir les caractères et comme l'essence, que, même en la perfectionnant d'après ses exemples, on ne pouvait arriver qu'à la gloire de l'égaler. ›

Si l'on s'en rapporte à une anecdote citée par François de Neufchâteau, dans l'Esprit du grand Corneille, Molière aurait reconnu lui-même, de la manière la plus formelle, les obligations qu'il avait à Corneille. « Oui, mon cher Despréaux, aurait-il dit en causant avec l'auteur du Lutrin, je dois beaucoup au Menteur. Lorsqu'il parut, j'avais bien l'envie d'écrire, mais j'étais incertain de ce que j'écrirais; mes idées étaient confases: cet ouvrage vint les fixer. Le dialogue me fit voir comment causaient les honnètes gens; la grâce et l'esprit de Dorante m'apprirent qu'il fallait toujours choisir un héros de bon ton; le sangfroid avec lequel il débite ses faussetés me montra comment il fallait établir un caractère; la scène où il oublie lui-même le nom supposé qu'il s'est donné m'éc aira sur la bonne plaisanterie; et celle où il est obligé de se battre par

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