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CHIMÈNE.

Allons, quoi qu'il en soit, en attendre l'issue.

SCÈNE III. L'INFANTE, LÉONOR, UN PAGE.

L'INFANTE, au page.

Va-t'en trouver Chimène, et dis-lui de ma part1 Qu'aujourd'hui pour me voir elle attend un peu tard, Et que mon amitié se plaint de sa paresse.

(Le page rentre.) •

LÉONOR.

Madame, chaque jour même désir vous presse,
Et je vous vois, pensive et triste chaque jour,
Demander avec soin comme va son amour 2.

L'INFANTE.

Ce n'est pas sans sujet; je l'ai presque forcée
A recevoir les traits dont son âme est blessée :
Elle aime don Rodrigue, et le tient de ma main,
Et par moi don Rodrigue a vaincu son dédain;
Ainsi de ces amants ayant formé les chaînes,
Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines.
LÉONOR.

Madame, toutefois parmi leurs bons succès
Vous montrez un chagrin qui va jusqu'à l'excès.
Cet amour, qui tous deux les comble d'allégresse,
Fait-il de ce grand cœur la profonde tristesse?
Et ce grand intérêt que vous prenez pour eux
Vous rend-il malheureuse alors qu'ils sont heureux?
Mais je vais trop avant et deviens indiscrète.

L'INFANTE.

Ma tristesse redouble à la tenir secrète.
Écoute, écoute enfin comme j'ai combattu,
Et, plaignant ma foiblesse, admire ma verlu3.
L'amour est un tyran qui n'épargne personne.
Ce jeune cavalier, cet amant que je donne,
Je l'aime.

IVAR. VAR.

VAR.

Vous l'aimez!

LÉONOR.

Page, allez avertir Chimène de ma part.

Et dans son entretien je vous vois chaque jour
Demander en quel point se trouve son amour.
Écoute quels assauts brave encor ma vertu.

L'INFANTE.

Mets la main sur mon cœur,

Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur,

Comme il le reconnoît.

LÉONOR.

Pardonnez-moi, madame,

Si je sors du respect pour blâmer cette flamme.
Choisir pour votre amant un simple cavalier!
Une grande princesse à ce point s'oublier!
Et que dira le roi? que dira la Castille?

Vous souvenez-vous bien de qui vous êtes fille?
L'INFANTE.

Oui, oui, je m'en souviens, et j'épandrois mon sang
Plutôt que de rien faire indigne de mon rang1.
Je te répondrois bien que dans les belles âmes
Le seul mérite a droit de produire des flammes;
Et, si ma passion cherchoit à s'excuser,
Mille exemples fameux pourroient l'autoriser :
Mais je n'en veux point suivre où ma gloire s'engage;
Si j'ai beaucoup d'amour, j'ai bien plus de courage2;
Un noble orgueil m'apprend qu'étant fille de roi,
Tout autre qu'un monarque est indigne de moi.
Quand je vis que mon cœur ne se pouvoit défendre,
Moi-même je donnai ce que je n'osois prendre.
Je mis, au lieu de moi, Chimène en ses liens,
Et j'allumai leurs feux pour éteindre les miens.
Ne t'étonne donc plus si mon âme gênée
Avec impatience attend leur hyménée :
Tu vois que mon repos en dépend aujourd'hui.
Si l'amour vit d'espoir, il périt avec lui;
C'est un feu qui s'éteint faute de nourriture;
Et, malgré la rigueur de ma triste aventure,
Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari,

I VAR.

$ VAR.

Une grande princesse à ce point s'oublier,
Que d'admettre en son cœur un simple cavalier!
Et que diroit le roi? que diroit la Castille?

Vous souvient-il encor de qui vous êtes fille?

L'INFANTE.

Il m'en souvient si bien que j'épandrai mon sang
Avant que je m'abaisse à démentir mon rang.
La surprise des sens n'abat point mon courage;
Et je me dis toujours qu'etant fille de roi, etc.

Mon espérance est morte, et mon esprit guéri.

Je souffre cependant un tourment incroyable.
Jusques à cet hymen Rodrigue m'est aimable:
Je travaille à le perdre, et le perds à regret;
Et de la prend son cours mon déplaisir secret.
Je vois avec chagrin que l'amour me contraigne
A pousser des soupirs pour ce que je dédaigne;
Je sens en deux partis mon esprit divisé.
Si mon courage est haut, mon cœur est embrasé.
Cet hymen m'est fatal, je le crains, et souhaite :
Je n'ose en espérer qu'une joie imparfaite.

Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d'appas,
Que je meurs s'il s'achève, ou ne s'achève pas.

LÉONOR.

Madame, après cela je n'ai rien à vous dire,
Sinon que de vos maux avec vous je soupire :
Je vous blâmois tantôt, je vous plains à présent;
Mais, puisque dans un mal si doux et si cuisant
Votre vertu combat et son charme et sa force,
En repousse l'assaut, en rejette l'amorce,
Elle rendra le calme à vos esprits flottants.
Espérez donc tout d'elle, et du secours du temps :
Espérez tout du ciel; il a trop de justice

Pour laisser la vertu dans un si long supplice.
L'INFANTE.

Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir 1.

SCÈNE IV.

L'INFANTE, LÉONOR, un page.

LE PAGE.

Par vos commandements, Chimène vous vient voir.

L'INFANTE, à Léonor.

Allez l'entretenir en cette galerie.

LÉONOR.

Voulez-vous demeurer dedans la rêverie?

L'INFANTE.

Non, je veux seulement, malgré mon déplaisir,
Remettre mon visage un peu plus à loisir.

Je vous suis.

Cette seule remarque suffit

'L'Académie, si sévère pour Corneille, dit que ce vers est beau, et que l'observateur (il s'agit de Scudéri) l'a mal repris. pour faire apprécier le goût qui régnait alors.

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Juste ciel, d'où j'attends mon remède,

Mets enfin quelque borne au mal qui me possède,
Assure mon repos, assure mon honneur.

Dans le bonheur d'autrui je cherche mon bonheur.
Cet hyménée à trois également importe;

Rends son effet plus prompt, ou mon âme plus forte.
D'un lien conjugal joindre ces deux amants,
C'est briser tous mes fers, et finir mes tourments.
Mais je tarde un peu trop, allons trouver Chimène,
Et, par son entretien, soulager notre peine.

SCÈNE VI. LE COMTE, D. Diègue.

LE COMTE.

Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi
Vous élève en un rang qui n'étoit dû qu'à moi1;
Il vous fait gouverneur du prince de Castille,
D. DIÈGUE.

Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille
Montre à tous qu'il est juste, et fait connoître assez
Qu'il sait récompenser les services passés.

LE COMTE.

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes:
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans,
Qu'ils savent mal payer les services présents.
D. DIÈGUE.

Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite ;
La faveur l'a pu faire autant que le mérite.

La dureté, l'impolitesse, les rodomontades du comte sont, à la vérité, intolérables; mais songez qu'il est puni.

N. B. Aujourd'hui, quand les comédiens représentent cette pièce, ils commencent par cette scène *. Il paraît qu'ils ont très-grand tort; car peut-on s'intéresser à la querelle du comte et de don Diègue, si on n'est pas instruit des amours de leurs enfants? L'affront que Gormas fait à don Diegue est un coup de théâtre, quand on espère qu'ils vont conclure le mariage de Chimène avec Rodrigue. Ce n'est point jouer le Cid; c'est insulter son auteur que de le tronquer ainsi. On ne devrait pas permettre aux comédiens d'altérer ainsi les ou vrages qu'ils représentent. (Voltaire.)

fante,

C'est J. B. Rousseau qui fit ce changement, et qui supprima le rôle de l'in(Palissot.)

Mais on doit ce respect au pouvoir absolu,
De n'examiner rien quand un roi la voulu.
A l'honneur qu'il m'a fait ajoutez-en un autre;
Joignons d'un sacré nœud ma maison à la vôtre.
Rodrigue aime Chimène, et ce digne sujet1
De ses affections est le plus cher objet.

Consentez-y, monsieur, et l'acceptez pour gendre.

LE COMTE.

A de plus hauts partis Rodrigue doit prétendre 2;
Et le nouvel éclat de votre dignité

Lui doit enfler le cœur d'une autre vanité.
Exercez-la, monsieur, et gouvernez le prince;
Montrez-lui comme il faut régir une province,
Faire trembler partout les peuples sous sa loi,
Remplir les bons d'amour, et les méchants d'effroi;
Joignez à ces vertus celles d'un capitaine :
Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine,
Dans le métier de Mars se rendre sans égal,
Passer les jours entiers et les nuits à cheval,
Reposer tout armé, forcer une muraille,

Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille :
Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait,
Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet.
d. diègue.

Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie,
Il lira seulement l'histoire de ma vie.

Là, dans un long tissu de belles actions,
Il verra comme il faut domter des nations,
Attaquer une place, ordonner une armée,
Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

LE COMTE.

Les exemples vivants ont bien plus de pouvoir 3;
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et, qu'a fait, après tout, ce grand nombre d'années,
Que ne puisse égaler une de mes journées?

Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui ;

I VAR.

2 VAR.

• VAR.

Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils;
Leur hymen peut nous rendre à jamais plus qu'amis :
Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre.
A de plus hauts partis ce beau fils doit prétendre.
Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir.

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