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Voltaire, adresser à cette tragédie, c'est que l'unité de caractère y est violée, que l'intérêt, qui d'abord se concentre sur Cinna et sur Émilie, les abandonne bientôt pour se reporter entièrement sur Auguste. Victorin Fabre' a discuté fort heureusement, selon nous, l'opinion de Voltaire, qui, dit-il, a eu le tort de juger la pièce d'après une théorie dramatique qui n'était point celle de l'auteur. Quel est, en effet, le sujet de Cinna? « C'est, dit l'écrivain que nous venons de citer, une conspiration contre Octave, pardonnée par Auguste. Féroce par ambition, Octave, triumvir, avait été un monstre abhorré de Rome et du monde; généreux par politique, Auguste fut un prince adroit qui persuada aux Romains qu'ils pouvaient chérir un maître. Cette grande révolution dans le caractère d'Octave et dans les idées des Romains, voilà ce que Corneille a voulu peindre et retracer en cinq actes... Une des données de l'ouvrage était de faire succéder, dans l'espace de trois actes, la Rome du siècle d'Auguste à la Rome des triumvirs; Cinna est le représentant de l'une et de l'autre. On le verra donc abhorrer Octave; on le verra donc chérir Auguste. Ainsi Corneille n'a pas craint de sacrifier à la vérité historique et à son objet particulier, l'un des préceptes généraux qui souffrent le moins d'exception, l'unité de caractère. »

Si de la critique générale nous passons maintenant aux observations particulières, nous trouvons que quelques-uns des personnages, et principalement Cinna, ont donné lieu à de nombreuses critiques.

«Le rôle de Cinna, dit La Harpe, est essentiellement vicieux, en ce qu'il manque à la fois et d'unité de caractère et de vraisemblance morale. Ajoutons maintenant qu'il manque de cette noblesse soutenue, convenable à un personnage principal, qui ne doit rien dire ni rien faire d'avilissant..... N'a-t-il pas fait le rôle d'un malhonnête homme quand il s'est jeté aux genoux d'Auguste pour le déterminer à garder l'empire? Et qui l'obligeait à tant d'hypocrisie? On n'en conçoit pas la raison, et il paraissait bien plus simple de laisser cette bassesse hypocrite à Maxime, qui n'est dans la pièce qu'un personnage entièrement sacrifié. »

L'opinion de La Harpe est aussi celle de M. Jules Janin. « Je ne sais, dit M. Janin, si vous aimez le caractère de Cinna tel que le représente Corneille; mais ce caractère me semble odieux, et, qui pis est, me semble mesquin. Que Cinna soit amoureux d'Emilie jusqu'à immoler l'empereur pour obtenir la main de cette terrible maîtresse, je le veux bien; mais que pour avoir à part soi une bonne raison d'assassiner l'empereur, Cinna se jette

Biographie universelle, article CORNEILLE.

Journal des Débats, feuilleton du 2 décembre 1839.

aux pieds d'Auguste afin qu'il garde l'empire, voilà ce que je ne saurais comprendre. Il y a dans cette lâche action de Cinna un affreux jésuitisme. Quoi! tout ce beau plaidoyer en faveur de la monarchie, ces dieux appelés à témoin, ces larmes répandues, ces supplications à deux genoux, tout cela pour que le crime médité s'accomplisse dans des conditions plus favorables! Vous voulez tuer Auguste à tout prix, et cependant vous marchandez avec votre crime! vous êtes là deux assassins aux côtés de l'homme qui tient en ses mains la destinée de l'univers, et vous vous amusez, toi, Maxime, à le pousser à l'abdication, pour le tuer plus sûrement; toi, Cinna, à le pousser à la tyrannie, pour le tuer plus glorieusement! il faut en vérité que Corneille l'ait entouré d'une bien puissante majesté, ce sublime empereur, pour qu'il ne nous paraisse pas ridicule, exposé aux conseils non moins qu'aux poignards de ces deux coupe-jarrets..... Cinna est un lâche. Il est làche avec l'empereur qu'il trahit doublement dans son palais, hors du palais. Il est lâche avec Émilie; car il ose pleurer devant elle la mort de ce pauvre tyran. »

M. Janin n'est pas moins sévère pour Émilie : « Tant pis pour les Romaines, dit-il, si elles étaient ainsi faites! Celle-là était bien la plus rancuneuse des créatures, et avec cela insolente. Chacune de ses paroles est une injure, son geste est insultant, son regard ironique, c'est une femme à n'épouser ses amants que de la main gauche.». - «Le seul héros de cette tragédie, ajoute le même critique, le seul qui joue un grand rôle, le seul qui m'intéresse par sa beauté, c'est-à-dire par la constance de son caractère, c'est Auguste. Voilà ce qui sauve cette tragédie, voilà ce qui la fait vivre. Tant que vous voudrez, je supporterai les inexactitudes de votre troisième acte, car je sais ce qui m'attend au quatrième acte, cet admirable monologue de l'empereur avec lui-même, ce drame pathétique que joue Auguste lui tout seul. Otez Cinna, ôtez Maxime, débarrassez-vous, s'il vous plaît, d'Émilie, que m'importe! Auguste reste. Moi seul, et c'est assez, comme dit Corneille quelque part. >>

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Malgré ces critiques, M. Janin rend au génie de Corneille un éclatant témoignage. Il reconnaît qu'il a fallu à l'auteur de Cinna une singulière puissance pour produire, malgré tant de choses contestables, un chef-d'œuvre qui n'a rien à craindre de l'avenir. C'est aussi l'avis de Voltaire, qui, après avoir parlé des défauts qu'il trouvait dans Cinna, ajoute : « Je suis frappé de la noblesse, des sentiments vrais, de la force, de l'éloquence, des grands traits de cette tragédie. Il y a peu de cette emphase et de cette enflure qui n'est qu'une grandeur fausse. Le récit que fait Cinna au premier acte, la délibération d'Auguste, plusieurs traits d'Émilie, et enfin la dernière scène, sont des beautés de tous les temps et des beautés supérieures, »

Geoffroy, toujours plus porté, lorsqu'il s'agit de Corneille, à louer qu'à blâmer, a défendu vivement Cinna contre la plupart des reproches dont cette tragédie a été l'objet. Il pense que Voltaire, Palissot, et plusieurs autres encore, n'ont point envisagé la pièce sous son véritable point de vue : « Corneille, dit-il, a voulu peindre le fanatisme politique comme Voltaire le fanatisme religieux dans Mahomet. Il nous montre dans Cinna à quel point un jeune Romain, d'ailleurs plein d'honneur, peut porter le délire et la férocité quand son imagination est infectée d'une fausse philosophie et d'une volupté perfide....

>> On est indigné sans doute, quand on voit Cinna tomber aux genoux d'Auguste : ce jeune Romain est odieux, il est atroce, mais il n'est pas avili: l'excès de son extravagance et de son aveuglement fait frémir, mais ne le déshonore pas; il n'est ni lâche, ni bas, ni vil; il est fou, il est fanatique de bonne foi, et par conséquent il est à plaindre. Maxime, dont le caractère est bien moins noble que celui de Cinna, ne nous instruirait pas assez à quel point le fanatisme peut corrompre le plus beau naturel.....

» Le véritable sujet est la clémence d'Auguste, et non pas la fureur de Cinna et d'Émilie : c'est une vertu sublime que le grand Corneille a voulu présenter à notre admiration et non pas un lâche assassinat; et s'il a répandu un brillant vernis sur les conjurés, c'était pour rendre encore plus intéressante la générosité du grand homme qui leur pardonne

la clémence a moins d'éclat quand les coupables sont odieux et vils............

>> On dira peut-être : Auguste n'est-il pas avili par ce récit pathétique des crimes que lui a coûtés son ambition, par cette éloquente description des massacres dont il a souiHé les premiers degrés de son trône? C'est ici qu'il faut reconnaître la magie du théâtre et la nature du cœur humain: Plerique mortales postrema meminere, dit Salluste : les dernières impressions sont les plus vives: les hommes oublient les crimes passés en faveur des bonnes actions qui frappent leurs yeux. Les cruautés d'Octave sont dans l'avant-scène; les vertus d'Auguste occupent le théâtre. »

Après ces diverses considérations, Geoffroy conclut en ces termes « Cinna est la véritable tragédie française dans toute sa force et toute sa majesté. Elle n'est pas fondée, comme la plupart des pièces grecques, sur des malheurs et des crimes; elle est également éloignée de la galanterie et des fadeurs romanesques qui semblaient plus particulièrement affectées à notre scène. Les grands intérêts de la politique y sont réunis à la véhémence des passions; les crimes y sont couverts du voile de l'héroïsme; les vices y empruntent le langage du sentiment; mais quand la vertu paraît, leur masque tombe, les prestiges de l'imagination s'évanouissent et les prétendus héros de la conspiration s'humilient devant le grand homme qu'ils avaient choisi pour vic

time leur fureur ne fait qu'affermir sa puissance. Émilie

vaincue s'écrie:

Le ciel a résolu votre grandeur suprême...

et Livie parle en homme d'État, lorsqu'elle dit à son auguste époux

Rome avec une joie et sensible et profonde

Se démet en vos mains de l'empire du monde. >>

Nous n'avons pas besoin d'ajouter que le public, lorsqu'il s'agit de Cinna, juge toujours comme Geoffroy, et si nous avons autant insisté dans cette notice sur les remarques critiques dont la tragédie qu'on va lire a été l'objet, c'est que cette tragédie est sans aucun doute l'une des plus célèbres et des plus populaires de notre répertoire.

ÉPITRE

A MONSIEUR DE MONTAURON'.

MONSIEUR,

Je vous présente un tableau d'une des plus belles actions d'Auguste. Ce monarque étoit tout généreux, et sa générosité

1 Voltaire d'un côté, Palissot de l'autre, ont fait à leur gré des retranchements divers dans cette épître. M. Renouard dit à ce propos qu'il est permis de critiquer et de juger sévèrement les ouvrages des plus grands hommes, mais que c'est là que l'on doit s'arrêter. Nous pensons comme M. Renouard, et nous donuons, ainsi qu'il l'a fait lui-même dans son excellente édition, l'épitre telle qu'elle fut écrite par Corneille.

On assure que la dédicace de Cinna avait valu à Corneille mille pistoles. On ajoute qu'il avait dû d'abord dédier cette pièce au cardinal Mazarin; mais qu'il préféra M. de Montauron, qui payait mieux. Quelque accoutumé que l'on fùt alors à l'enflure du style de la louange, on ne put pardonner à Corneille son épître les éloges de ce genre, et accordés à ce prix, reçurent dès ce moment le nom d'épîtres à la Montauron. Voyez le Parnasse réformé, article XI du règlement Supprimons tous les panégyriques à la Montauron, etc. >>

Ce Montauron s'étant ruiné, Scarron disait :

Ce n'est que maroquin perdu
Que les livres que l'on dédie,
Depuis que Montauron mendie.

(Guizot.)

n'a jamais paru avec tant d'éclat que dans les effets de sa clémence et de sa libéralité. Ces deux rares vertus lui étoient si naturelles, et si inséparables en lui, qu'il semble qu'en cette histoire que j'ai mise sur notre théâtre, elles se soient tour à tour entre-produites dans son âme. Il avoit été si libéral envers Cinna, que sa conjuration ayant fait voir une ingratitude extraordinaire, il eut besoin d'un extraordinaire effort de clémence pour lui pardonner; et le pardon qu'il lui donna fut la source des nouveaux bienfaits dont il lui fut prodigue, pour vaincre tout-àfait cet esprit qui n'avoit pu être gagné par les premiers; de sorte qu'il est vrai de dire qu'il eût été moins clément envers lui s'il eût été moins libéral, et qu'il cût été moins libéral s'il eût été moins clément. Cela étant, à qui pourrois-je plus justement donner le portrait de l'une de ces héroïques vertus, qu'à celui qui possède l'autre en un si haut degré, puisque, dans cette action, ce grand prince les a si bien attachées, et comme unies l'une à l'autre, qu'elles ont été tout ensemble et la cause et l'effet l'une de l'autre? Vous avez des richesses, mais vous savez en jouir, et vous en jouissez d'une façon si noble, si relevée, et tellement illustre, que vous forcez la voix publique d'avouer que la fortune a consulté la raison quand elle a répandu ses faveurs sur vous, et qu'on a plus de sujet de vous en souhaiter le redoublement que de vous en envier l'abondance. J'ai vécu si éloigné de la flatterie, que je pense être en possession de me faire croire quand je dis du bien de quelqu'un ; et lorsque je donne des louanges, ce qui m'arrive assez rarement, c'est avec tant de retenue, que je supprime toujours quantité de glorieuses vérités, pour ne me rendre pas suspect d'étaler de ces mensonges obligeants que beaucoup de nos modernes savent débiter de si bonne grâce. Aussi je ne dirai rien des avantages de votre naissance, ni de votre courage qui l'a si dignement soutenue dans la profession des armes à qui vous avez donné vos premières années; ce sont des choses trop connues de tout le monde. Je ne dirai rien de ce prompt et puissant secours que reçoivent chaque jour de votre main tant de bonnes familles ruinées par les désordres de nos guerres; ce sont des choses que vous voulez tenir cachées. Je dirai seulement un mot de ce que vous avez particulièrement de commun avec Auguste : c'est que cette générosité qui compose la meilleure partie de votre âme et règne sur l'autre, et qu'à juste titre on peut nommer l'âme de votre âme, puisqu'elle en fait mouvoir toutes les puissances; c'est, dis-je, que cette générosité, à l'exemple de ce grand empereur, prend plaisir à s'étendre sur les gens de lettres, en un temps où beaucoup pensent avoir trop récompensé eurs travaux quand ils les ont honorés d'une louange stérile. Et certes, vous avez traité quelques-unes de nos muses avec tant

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