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n'est ni un sot ni un ignorant qui écrit ! Et il ne s'agit point de ces questions abstraites où peur quelquefois se méprendre l'intelligence la plus exercée, mais d'objets à la portée de tous les hommes un peu instruits! A quoi sert donc l'esprit, va-t-on dire (et cette demande n'est point du tout déplacée), s'il n'empêche pas un homme tel que Fontenelle de dire trois sottises en trois lignes? La réponse ne se trouve que dans cette moralité où je me suis fait un devoir et une habitude de tout ramener dans

l'occasion, quoique je n'ignore pas que, dans le tems où nous sommes, cette méthode ne doit pas plaire également à tout le monde. Prenez-y bien garde, Messieurs; ce ne sont pas les lumières de Fontenelle qui l'ont trompé ici, non plus qu'ailleurs; ce sont ses petites passions. L'esprit n'est que l'instrument de l'écrivain: la vérité le monte, et la passion le fausse. Eh! ne voyez-vous pas que, dans

tout ce discours de Fontenelle, c'est la passion qui tient la plume? Dès-lors plus de vérité, et sans elle plus de sens commun. Le plus ingénieux ressemble alors à un auteur virtuose qui jouerait du violon étant ivre: l'instrument serait le meilleur du monde, imaginez ce que serait l'exécution sous des doigts pris de vin. Tel est l'emblême fidèle de tout écrivain qui n'a pas pour mobile unique l'amour de la vérité. C'est à ce sentiment que tient essentielle

ment la justesse dans les écrits; et c'est parce que la justice est très-rare, que la justesse l'est aussi. Ce n'est pas que le jugement le plus éclairé et le plus désintéressé ne soit encore faillible. Qui en doute? Mais il y a cette différence très-grande, qu'avec cette droiture d'intention l'erreur est accidentelle, au lieu que, sans cette droiture, elle est habituelle et inévitable. J'avoue encore que l'ami de la vérité a les mêmes ennemis qu'elle, et ce sont les plus implacables. Mais c'est ici que de deux maux il faut choisir le moindre, être mal avec ces gens-là ou avec soi, et il n'y a pas à balancer : j'aimerais mieux l'un pendant toute ma vie, que l'autre pendant un quart d'heure.

"Lamotte fit une Iliade en suivant seulement le plan général d'Homère, et l'on trouva mauvais qu'il touchât au divin Homère sans l'adorer. » Philosophe, vous savez bien que vous ne dites pas vrai. On trouva mauvais, 1°. que Lamotte, réduisant de son autorité l'Iliade à douze chants, eût fait d'un corps plein de vie et d'embonpoint le squelette le plus sec et le plus décharné: ce sont les expressions de Voltaire que je répète, et c'étaient celles de tout le monde. On trouva mauvais, 2°. que Lamotte eût traduit l'Iliade comme il l'avait jugée, sans entendre la langue du poète grec; et traduire un poète

et un poète grec, et le traduire en vers sans être en état de lire les siens, est assurément une étrange entreprise. Quand il s'avisa d'évoquer l'ombre d'Homère dans une ode qui porte ce titre, si cette ombre avait pu en effet lui apparaître, elle lui aurait dit: "Quoi! tu traduis ma poésie grecque sur la prose française de madame Dacier! Je ne viens ici que pour vous donner à tous deux ma malédiction poétique. » On trouva mauvais, 3o. que Lamotte écrivît une Iliade française en lignes rimées, qui n'ont presque aucune apparence de style épique. Fallait-il

trouver tout cela bon? Si on a eu tort de le trouver mauvais, pourquoi Fontenelle n'en dit-il pas un mot, et se rejette-t-il sur l'adoration pour le divin Homère ? C'est qu'il n'avait de ressource que mauvaise foi.

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« Il donna un recueil de fables dont il avait inventé la plupart des sujets, et on demanda pourquoi il faisait des fables après Lafontaine. Sur ces raisons on prit la résolution de ne lire ni l'Iliade ni les fables, et de les condamner. » Pour ce qui est de l'Iliade, je ne sais pas s'il y eut une résolution prise; mais ce que je sais, c'est s'il que y des gens qui prirent celle de la lire, elle ne dut pas être facile à exécuter, à moins que ce ne fût une lecture comme celle de ce vieux commis retiré, qui, n'ayant jamais eu d'autre bibliothèque

eut

qu'une collection d'almanachs, tous les jours après son dîner se faisait lire par son valet-de-chambre l'Almanach royal de l'année, jusqu'à ce qu'il s'endormît; ce qui d'ordinaire ne tardait pas. On pouvait du moins trouver là des connaissances utiles

et l'on n'a pas oublié ce mot, que le seul livre à lire pour faire fortune était l'Almanach royal. Vous voyez du moins que, graces à la force de l'habitude, notre vieux commis en faisait encore un objet d'étude en même tems qu'un moyen de sommeil. Mais ce dernier parti est le seul qu'on puisse tirer de l'Iliade de Lamotte, l'une des compositions les plus soporifiques qu'on ait pu préparer contre l'insomnie.

La résolution de ne pas lire a donc pu être prise ici, mais en connaissance de cause; et ces sortes de résolutions ne se prennent guère autrement, du moins quand il s'agit d'un écrivain de réputation, et Lamotte l'était. Ses opéras lui en avaient donné beaucoup, et ses paradoxes excitaient la curiosité. Ses fables, qu'il récitait à l'Académie avec un art que la privation de la vue rendait encore chez lui plus intéressant, et qui brillaient de traits fort spirituels, dont un débit analogue faisait valoir toute la finesse, étaient attendues à l'impression avec une égale impatience de tous les partis. On aurait pu demander pourquoi il en faisait après Lafontaine,

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et faire la même question à tous les fabulistes qui l'ont suivi, s'il était rigoureusement vrai qu'il ne fût plus permis d'écrire après un modele dont la perfection ne laisse pas l'idée de la concurrence. Mais heureusement dans aucun tems une pareille exclusion n'a eu lieu, et n'a pu avoir de fondement raisonnable. Il serait odieusement injuste d'interdire au talent un genre agréable, utile et fécond, sous prétexte qu'il n'y a aucun espoir probable d'être comparé à celui qui en est reconnu le mier maître. Il y a encore des rangs après le premier, et c'est même ce qui constate la supériorité. Si Molière eût intimidé à ce point ses successeurs, combien n'y aurait-il pas eu à perdre pour théâtre, et même pour la gloire de Molière, puisque des hommes d'un mérite éminent ont fait voir qu'en montant très-haut, ils ne pouvaient encore être à côté de lui! Rejetons à jamais ces sortes de préventions exclusives, qui ne sont point le tribut d'une admiration éclairée, mais les arrêts de l'envie. La sincère admiration pour les grands artistes ne se sépare point de l'amour de l'art, et ne songe point à fermer la carrière à tous par un faux respect pour la gloire d'un seul. Souvenons-nous de ces vers, les seuls qu'on ait retenus d'une ode de la jeunesse de Voltaire :

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