Page images
PDF
EPUB

contribuer à cette vogue éphémère des odes de Lamotte, je m'arrête d'abord à une cause générale, digne de nous occuper ici, comme un des plus singuliers événemens de cette histoire des lettres, dont la connaissance est nécessaire pour expliquer la destinée des ouvrages et des auteurs. Je veux parler de ces étranges hérésies que l'esprit philosophique, égaré hors de sa sphère dès le commencement du dix-huitième siècle, s'efforça d'introduire dans la littérature et dans les arts de l'imagination, et qui, accréditées par des noms célèbres, firent long-tems assez de bruit pour que les souvenirs en aient été souvent rappelés dans la suite, lorsque ces bizarres systèmes étaient ensevelis avec leurs auteurs. L'esprit qui les animait n'était pas mort avec eux, et nous verrons, en avançant dans ce siècle, de nouveaux paradoxes substitués aux anciens, ou plutôt les mêmes erreurs et les mêmes folies reproduites sous différentes formes à diverses époques, et qui n'ont jamais été que les mêmes efforts pour déguiser la même impuissance, et mettre en avant une prétendue philosophie qui réellement n'en était plus une, puisqu'on l'appliquait hors de propos et à contre-sens. C'est ce qui mérite bien un article à part, et ce que les textes cités de Fontenelle, de Lamotte et consorts mettront dans le plus grand jour. Vous verrez aussi, et sans doute avec plaisir,

Rousseau, digne élève de Despréaux, et accoutumé à manier la lyre en maître, et Voltaire, jeune encore, mais que son Edipe autorisait à parler en poète, se mettre tous deux à la tête des vengeurs de la poésie, et arrêter les invasions de cette philosophie envieuse et usurpatrice, qui dès ce tems, et sous la plume d'écrivains d'ailleurs très-circonspects et très - timorés, annonçait déjà cet instinct destructeur qui apparemment en est inséparable, puisqu'elle commençait par brouiller tout dans l'empire des arts, pour finir bouleverser tout dans

l'ordre social.

finir par

[blocks in formation]

Des paradoxes de Fontenelle, Lamotte, Trublet, etc. en littérature et en poésie, considérés comme les premiers abus de l'esprit philosophique dans le dixhuitième siècle.

C'est un fait aussi extraordinaire qu'avéré, que cette espèce de conspiration formée contre la poésie sous la régence, qui fut elle-même une autre conspiration tout autrement sérieuse, puisqu'elle attaquait ouvertement les mœurs publiques. Il semblait qu'après la mort de Louis XIV, dont le joug ne paraissait plus que triste et sévère depuis que l'en

thousiasme des succès ne le faisait plus aimer et respecter, l'esprit français fût porté à briser tous les freins qui lui pesaient, et voulût secouer à la fois le poids de la morale et de l'admiration. On sait que le régent et sa cour faisaient profession de regarder la probité comme une hypocrisie (1), et en même tems les beaux esprits qui avaient des droits à la célébrité, secrétement inquiétés dans leurs prétentions par cette foule de génies prééminens dont le nom occupait toutes les voix de la renommée, auraient bien voulu mettre leur gloire au rang des préjugés, mot qui déjà commençait à être de mode. Fontenelle et Lamotte, alors les deux plus renommés, et qui tentaient sucessivement tous les genres, s'appercevaient, malgré eux, que partout les places étaient prises, et par qui? Par un Corneille, un Racine, un Molière, un Boileau, un Lafontaine, un Quinault. Comment déplacer de tels hommes ? où se placer? à côté d'eux? Que fit-on? Ne pouvant pas nier qu'ils ne fussent grands poètes, on imagina de déprécier la poésie elle-même; et en ré

(1) Le mot d'honnêtes gens n'était pas encore un crime et une faction comme il l'a été à la Convention nationale; mais c'était un ridicule à la cour du régent, qui disait tout haut que ces honnêtes gens ne cherchaient qu'à se vendre plus cher ; et quand on était parvenu à en gagner quelqu'un, il s'écriait avec joie : En voilà encore un de pris.

duisant l'art à peu près à rien, on rendait les artistes assez petits pour que leur réputation ne fût plus importune. Toutes les fois que l'extravagance d'un paradoxe vous paraîtra incompréhensible, adressezvous à l'amour propre; c'est ici le meilleur des interprètes; il ne vous expliquera pas le paradoxe en lui-même (car on n'explique pas ce qui est insensé), mais il vous fera toucher au doigt le motif, et dèslors vous serez au fait. On prétendit donc que la poésie avait un vice essentiel qui devait la faire réprouver, ou du moins priser fort peu par les gens sensés : c'était (disait-on) de gêner, par la mesure et par la rime, la pensée et la raison, en sorte que celui qui écrivait en vers ne disait jamais tout ce qu'il pouvait ou devait dire. En conséquence de ce principe reçu parmi eux, quand ils voulaient louer des vers qui leur paraissaient faire une exception, ils disaient: Cela est beau comme de la prose. Je l'ai encore entendu dire à Duclos. On peut penser d'abord qu'un poète ne devait pas être très-flatté d'une pareille louange : c'en était cependant une très-grande dans leur sens. Il y avait même, comme dans tous les sophismes, un côté vrai dont ils abusaient fort ridiculement. Sans doute il est reconnu que les bons vers, outre les avantages inappréciables du rhythme et de l'harmonie, doivent offrir encore la même plénitude de sens, la même correc

tion, le même air de facilité, la même clarté que la meilleure prose, avec plus de hardiesse dans les figures et les constructions, et plus d'énergie dans les expressions. Le sophisme consistait en ce qu'ils concluaient de la poésie mauvaise ou médiocre, plus ou moins dépourvue de tous ces différens mérites, contre la bonne et vraie poésie qui les réunit tous plus ou moins. Ils prenaient le mécanisme de la versification, qui n'est que le moyen nécessaire, l'instrument de la poésie, pour la poésie elle-même, qui n'est réellement un art que quand toutes les difficultés de ce mécanisme sont réellement surmontées, au point de ne pas même laisser appercevoir le travail qu'elles ont coûté. Celui-là seul est poète qui sait dire de belles et bonnes choses, nonseulement sans que la mesure et la rime leur ôtent rien, mais même de manière que la mesure et la rime leur donnent plus d'effet et d'éclat. Je sais bien que ces poètes-là ne sont pas communs; mais il ne faut

pas non plus qu'ils le soient : c'est assez qu'il y en ait cinq ou six dans un siècle :

Et sagement avare,

La Nature a prévu qu'en nos faibles esprits,

Le beau, s'il est commun, doit perdre de son prix.

VOLTAIRE.

S'il y a toujours eu moins de bons poètes que de bons musiciens, de bons peintres et de bons sculp

« PreviousContinue »