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l'abus éventuel doit-il faire condamner ce qui est 'bon en soi? Comment un philosophe religieux, tel qu'était Lamotte, pouvait-il oublier que toutes les facultés données à l'homme sont bonnes en ellesmêmes, et que le mauvais usage n'en doit être imputé qu'à sa volonté libre par elle-même, et pervertie par les passions? Qu'arriverait-il si la vérité se refusait les moyens du talent et les armes de l'éloquence? Ces moyens et ces armes sont aussi à la portée des méchans, et ne serviraient plus qu'au mensonge et au crime. N'aurait-on fait là un beau calcul ?

pas

Il continue: « C'est sur ces principes que les anciens philosophes ont condamné la poésie. » Point du tout. Les deux seuls qui l'ont condamnée, sont, autant qu'il m'en souvient, Platon et Pythagore. Si je nomme Platon le premier, quoique postérieur à l'autre, dont il a même emprunté des dogmes, c'est qu'il ne nous reste point d'écrits de celui-ci, et que nous avons ceux de Platon. Vous avez vu que s'il bannit les poètes de sa République, quoiqu'en aimant passionnément leur art, c'est par une conséquence fort étrange de ses idées archetypes, dont la nature existante n'est qu'une copie, en sorte que les imitations de cette nature ne sont que la copie d'une copie; ce qui ne lui paraît pas bon. Ce serait tout simplement, comme vous le voyez, un

arrêt de proscription contre tous les arts d'imitation, c'est-à-dire, n'en déplaise au bon Platon, une trèsridicule rêverie. Mais dans toutes ces abstractions fort insignifiantes, la poésie n'est point attaquée sous les rapports de la morale. C'est Pythagore qui, sous les rapports de la théologie, réprouva la poésie, et mit Homère dans le Tartare, comme l'antiquité nous l'apprend, pour avoir donné de fausses idées de la Divinité, et Pythagore aussi avait tort; car il est prouvé par tous les monumens qui nous restent de cette même antiquité, que ni Hésiode ni Homère ne sont les premiers auteurs de cette mythologie (1), qui fut la religion des anciens peuples idolâtres, et qui se composa de toutes les traditions. fabuleuses, adoptées par l'ignorance et la superstition. Ces traditions n'étaient au fond qu'une corruption des vérités primitives, transmises par les

(1) Hérodote, il est vrai, dit qu'Homère et Hésiode sont les premiers qui aient donné aux dieux leurs noms, et leur aient assigné leur rang et leurs attributs. Cela signifie seulement que leur poésie, qu'on savait par cœur, a fait adopter une nomenclature et une méthode dans des croyances reçues, mais confuses, comme elles devaient naturellement l'être en raison de l'ignorance populaire; mais cela même prouve qu'elles existaient; et si Homère cût passé pour nn poète impie, la superstitieuse Grèce ne lui aurait pas décerné tant d'honneurs.

pas

premières races humaines, et successivement altérées et défigurées dans des siècles de ténèbres; car la Fable n'a jamais été, comme le savent tous les gens instruits, qu'un alliage informe de l'erreur et de la vérité, et à coup sûr la vérité a précédé tout. Hésiode et Homère n'ont point inventé ces fables; ils les ont embellies, et sans doute propagées par le charme des vers; ils y ont ajouté des fictions analogues qui formaient la machine de leurs poèmes, mais ils n'auraient osé faire les dieux autres que le vulgaire ne les croyait. Ces dieux, sans doute, étaient méchans et insensés, et nous savons pourquoi (1); mais nous savons aussi que, dans des tems antérieurs, Orphée et Musée avaient donné des notions beaucoup plus pures de la Divinité, avaient reconnu son unité, sa nécessité, ses perfections infinies. Les fragmens qui nous restent de ces poètes attestent cette première doctrine, qui fut d'abord respectée, mais qui, trop peu conforme aux penchans de la faiblesse humaine et à la curiosité orgueilleuse, fut bientôt obligée de se renfermer dans le secret de ces mystères, ainsi nommés parce qu'ils n'étaient connus que des initiés.

(1) Ces dieux n'étaient autres que les démons. Omnes dii gentium aamonia. Ps. Mais il n'y a que les Chrétiens qui soient instruits de cette vérité, dont les preuves ne se trouvent que dans les livres sacrés.

Lamotte, il est vrai, finit

par dire

que, malgré ces préjugés, la poésie n'a rien de mauvais que l'abus qu'on en peut faire. Cela est juste; mais qui se serait attendu à cette conclusion, après qu'il a exposé ces préjugés comme on énoncerait des vérités positives dont on serait convaincu? On peut présumer tout au moins que l'auteur qui finit par les contredire, a commencé par s'y prêter très-volontiers, et que ce n'est que par réflexion qu'il a cru devoir en avouer la fausseté, quoiqu'il ne fût peut-être pas fâché qu'ils eussent pu faire sur le lecteur une impression toute différente, et que l'animadversion de ces anciens philosophes contre la poésie, consi-` dérée moralement, autorisât ses anathêmes contre elle quand il la considérerait sous les rapports de l'art.

« Les beautés les plus fréquentes des poètes consistent en des images vives et détaillées, au lieu que les raisonnemens y (1) sont rares et presque toujours superficiels. » Il semble que cet homme ait pris à tâche de restreindre toujours les avantages de la poésie, ne fût-ce qu'à force de réticences, et c'est

(1) C'est une petite incorrection. Y, qui est ici une particule relative au lieu, ne peut se rapporter aux personnes. Il fallait dire chez eux. Je ne fais cette observation que parce que l'auteur académicien écrit purement.

une des espèces du mensonge. A ces images vives et détaillées ne pouvait-il au moins ajouter les grands sentimens, les grandes pensées, le pathétique de tout genre? Et n'oubliez pas que les sentimens et les pensées ont ici quelque chose de plus que dans l'éloquence, graces à l'harmonie qui les grave dans la mémoire. Qu'est-ce encore que cet air de reproche, au moins indirect, sur les raisonnemens, qui sont rares en poésie? Il le faut bien : est-ce là leur place? Ne serait-il pas plaisant d'observer que les figures de style sont rares en mathématiques ? C'est qu'elles y seraient aussi déplacées que les raisonnemens en poésie. Quant à ce qu'ils sont presque toujours superficiels, cela aussi n'a pas grand sens; sans doute, s'il s'agit de matières abstraites, Lamotte a raison, et Lucrèce, l'un des mauvais raisonneurs qui aient existé, lui en aurait fourni la preuve et l'exemple. Mais aussi ce n'est pas quand Lucrèce raisonne qu'il est poète; il ne l'est pas plus alors que philosophe : c'est quand il peint, et c'est son unique mérite. Au contraire, on ferait voir fort aisément à Lamotte, s'il avait un peu plus étudié les poètes, qu'ils ne sont rien moins que superficiels, d'abord, dans l'espèce de raisonnement qui leur convient, la logique des passions, qui doit être celle de leurs personnages passionnés ; ensuite (et ceci est quelque chose de plus) dans les discours

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