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j'étais de voir un homme tel que lui déraisonner à ce point, aurait suffi pour me faire garder le même silence que toute la compagnie observa, sans doute par le même motif que moi. Je baissai même les yeux par un mouvement de confusion involontaire, en voyant à quel excès un grand-homme pouvait se rendre ridicule en parlant de ce qu'il n'entendait pas. Je me rappelai en ce moment avec quelle pitié très-juste Buffon lui-même avait ri autrefois de l'ignorance de Voltaire en physique, quand celui-ci ne voulut voir que des dépouilles de pélerins dans ces couches immenses de coquillages, déposées à une si grande profondeur dans l'intérieur de notre sol, et qui attestent son ancien état. Je me disais : Voilà donc jusqu'où Voltaire est descendu pour nier le déluge en haine de la religion; et voilà jusqu'où descend Buffon pour établir qu'il n'y a rien de beau que la prose. O vanas hominum mentes! LUCR.

On ne voit pas qu'aucun des bons philosophes, aucun des bons critiques de l'antiquité, ait jamais donné dans de pareils écarts; et Aristote, Longin, Plutarque, Quintilien, Horace, auraient été, je crois, bien étonnés de ces découvertes modernes, qui ont été les premières causes générales de la corruption du goût dans le siècle qui a suivi celui des modèles. Ce dernier avait perfectionné tous les genres, parce

que les auteurs en avaient parfaitement saisi la nature et s'y étaient renfermés. L'autre, au contraire, faute de pouvoir faire aussi bien, voulut faire autrement; il ébranla toutes les limites posées, et confondit toutes les notions reçues. Heureusement les novateurs trouvèrent de vigoureux adversaires; mais comme, à cette époque, le célébrité et les talens se trouvaient du côté de la prose beaucoup plus que de celui de la poésie, celle-ci vit son règne troublé un moment par ces nouvelles doctrines, qui s'appelèrent d'abord de la philosophie, et qui, de nos jours, se sont appelées du génie, deux mots dont il est si facile d'abuser également. Au tems de la régence, on ne comptait que deux poètes, Rousseau, qui déjà baissait un peu dans sa longue retraite chez l'étranger, et Voltaire, qu'Edipe et la Henriade annonçaient avec éclat. Fontenelle dominait dans l'empire des lettres par sa grande renommée dans l'Europe, et par la disposition des esprits à se tourner vers les sciences et la philosophie, auxquelles il avait su donner un nouvel attrait. Montesquieu, dès ses Lettres persanes, avait attiré sur lui une grande attention, comme un penseur qui réunissait une tête forte à une imagination vive. Deux semblables contempteurs de la poésie, bientôt suivis de beaucoup d'autres qui avaient aussi un nom, ne laissèrent pas que de faire quelque impression; et

surtout il était si commode de pouvoir être poète épique, tragique, lyrique, sans même savoir faire un vers, qu'il faut seulement s'étonner que les systèmes de Lamotte n'aient pas fait plus de prosélytes. Ce fut lui qui leva l'étendard du schisme, et qui perdit le plus de tems et d'esprit à soutenir et accréditer ces subtiles extravagances. Il n'y arriva pourtant que par degrés, et ne faisait encore qu'y préluder dans le Discours sur la poésie qu'il mit à la tête de ses odes, et où il commence par interpréter fort mal les arrêts portés contre la poésie par d'anciens philosophes, arrêts dont il n'a point saisi le sens; et ces exposés infidèles ne sont pas les seules erreurs répandues dans ce discours, qui va nous fournir quelques observations préliminaires.

« La poésie n'était d'abord différente du discours ordinaire que par un arrangement mesuré des paroles. La fiction survint bientôt avec les figures, j'entends les figures hardies et telles que l'éloquence n'oserait les employer. Voilà, je crois, tout ce qu'il y a d'essentiel à la poésie. C'est d'abord un préjugé contre elle, que cette singularité; car le but du discours n'étant que de se faire entendre, il ne paraît pas raisonnable de s'imposer une contrainte qui nuit souvent à ce dessein, et qui exige beaucoup plus de tems pour y réduire sa pensée, qu'il n'en faudrait pour suivre simplement l'ordre naturel de ses idées. »

Je suis sûr que vous avez déjà été frappés de cette singulière façon de s'énoncer et d'argumenter. Tout y est captieux, et pourtant l'auteur était de bonne foi : c'était un très-honnête homme, et qui passait même pour un esprit très-juste. Il l'était en effet dans tout ce qui était de pure spéculation, et Maupertuis disait qu'il y avait dans Lamotte le fonds d'un bon géomètre. Je le croirais volontiers, et c'est pour cela qu'il n'y eut jamais chez lui le fonds d'un bon poète. Cet esprit si méthodique fut toujours décidément faux dans les matières de goût, où la justesse tient surtout à ce tact délicat qui dépend d'une heureuse organisation, et qui est proprement ce qu'on appelle avoir le sentiment de l'art. Voyez d'abord comme Lamotte s'y prend pour nous expliquer la naissance de la poésie, qui ne différait du langage libre et ordinaire que par un arrangement mesuré des paroles, ensuite par la fiction, enfin par les figures. Ne dirait-on pas que la poésie n'était essentiellement qu'un mode du langage, une certaine manière de parler? Mais la mesure, et la fiction, et les figures, ces figures assez hardies pour être interdites même à l'éloquence qu'est-ce donc que tout cela, si ce n'est ce que nous nommons un art? Car qu'est-ce qu'un art, si ce n'est un système de moyens inventés pour produire des effets agréables? Dès-lors à quoi pensez-vous, de ne

le considérer que comme une manière de se faire entendre? Quel excès d'inconséquence! Le langage naturel est-il né artificiellement comme la poésie ? Les langues se sont formées par l'habitude et le besoin; elles ont fini par avoir des règles à mesure qu'elles se perfectionnaient; mais jusque-là l'esprit humain n'a formé aucune combinaison pour la communication des pensées. Au contraire, il est évident qu'il en a fallu beaucoup, de ces combinaisons, et de fort ingénieuses, quand on a cherché à flatter l'oreille par la mesure, à frapper l'esprit par des fictions, à émouvoir l'âme par des figures vives, et le résultat de toutes ces choses a été l'ouvrage de l'imagination et la naissance de la poésie. Cette poésie a-t-elle jamais été destinée à tenir lieu du langage ordinaire, que les hommes n'emploient que pour converser entre eux ? Et qui ne sait qu'elle fut long-tems inséparable de la musique dont elle était née ? qu'on ne s'en servait que dans des cérémonies religieuses, qui même furent l'origine de ces spectacles dramatiques devenus depuis si profanes? qu'elle était consacrée à la louange des dieux et des héros, et la langue particulière des prophètes? Qu'y a-t-il de commun entre tout cela et la parole usuelle? C'est donc un pur sophisme et un sophisme insoutenable, que cette prétendue parité établie d'abord entre la prose et la poésie,

comme

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