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Le vigilant Girot court à lui le premier1.

C'est d'un maître si saint le plus digne officier;
La porte dans le chœur à sa garde est commise :
Valet souple au logis, fier huissier à l'églisé.

« Quel chagrin, lui dit-il, trouble votre sommeil?
Quoi! voulez-vous au chœur prévenir le soleil?
Ah! dormez, et laissez à des chantres vulgaires
Le soin d'aller sitôt mériter leurs salaires. >>

<«< Ami, lui dit le chantre encor påle d'horreur,
N'insulte point, de grâce, à ma juste terreur;
Mêle plutôt ici tes soupirs à mes plaintes,
Et tremble en écoutant le sujet de mes craintes.
Pour la seconde fois un sommeil gracieux
Avait sous ses pavots appesanti mes yeux,
Quand, l'esprit enivré d'une douce fumée,
J'ai cru remplir au chœur ma place accoutumée.
Là, triomphant aux yeux des chantres impuissants,
Je bénissais le peuple et j'avalais l'encens,
Lorsque du fond caché de notre sacristie,

Une épaisse nuée à longs flots est sortie,

Qui, s'ouvrant à mes yeux, dans son bluâtre éclat2,
M'a fait voir un serpent conduit par le prélat.

Du corps de ce dragon, plein de soufre et de nitre,
Une tête sortait en forme de pupitre,

Dont le triangle affreux, tout hérissé de crins,
Surpassait en grosseur nos plus épais lutrins.
Animé par son guide, en sifflant il s'avance :
Contre moi sur mon banc je le vois qui s'élance.

'Le valet du chantre s'appelait Brunot, et remplissait la fonction de bedeau ou d'huissier; il gardait la porte du chœur. Il était fâché que le poëte ne l'eût pas désigné par son nom. (BR.)

2 Dans toutes les éditions publiées par l'auteur, et même dans celle de Saint-Marc, on trouve bluatre pour bleuâtre. C'est l'ancienne orthographe du mot, qui nous apprend son ancienne prononciation.

J'ai crié, mais en vain; et, fuyant sa fureur,
Je me suis réveillé plein de trouble et d'horreur. »
Le chantre, s'arrêtant à cet endroit funeste,
A ses yeux effrayés laisse dire le reste.
Girot en vain l'assure1, et, riant de sa peur,
Nomme sa vision l'effet d'une vapeur :
Le désolé vieillard, qui hait la raillerie,
Lui défend de parler, sort du lit en furie.
On apporte à l'instant ses somptueux habits,
Où sur l'ouate molle éclate le tabis.

D'une longue soutane il endosse la moire,
Prend ses gants violets, les marques de sa gloire,
Et saisit, en pleurant, ce rochet, qu'autrefois
Le prélat trop jaloux lui rogna de trois doigts.
Aussitôt, d'un bonnet ornant sa tête grise2,
Déjà l'aumusse en main il marche vers l'église,
Et, hâtant de ses ans l'importune langueur,
Court, vole, et le premier arrive dans le chœur.

Assurer pour rassurer; c'est une faute de langue. (ST.-M.) SaintMarc se trompe. Le mot est très-ancien, on le trouve dans le Plutarque d'Amyot, et il s'est conservé jusqu'à Racine, qui l'emploie comme Boi leau dans le sens de rassurer. Aujourd'hui, il a perdu cette signification et on ne s'en sert plus que dans le sens de certifier. (A.-M. )

* Avant l'impression de ce poëme, l'auteur le lut à Sa Majesté; i y avait ici :

Alors d'un domino couvrant sa tête grise,

Déjà l'aumusse en main...

Louis XIV fit remarquer au poëte que l'aumusse était un habiller › d'hiver et le domino un habillement d'été. « D'ailleurs, continua l- roi vous allez dire: Dėjeûnons, messieurs, et buvons frais: cela marque q l'action de votre poëme se passe en été. » Sur-le-champ Boileau changea le vers dont il s'agit; le roi ajouta en souriant : « Ne soyez pas étonné de me voir instruit de ces usages, je suis chanoine en plusieurs églises. >> En effet, le roi de France était chanoine d'Angers, du Mans, de SaintMartin de Tours, de Saint-Jean de Lyon, etc. (BR. )

O toi qui, sur ces bords qu'une eau dormante mouille,
Vis combattre autrefois le rat et la grenouille1;
Qui, par les traits hardis d'un bizarre pinceau,
Mis l'Italie en feu pour la perte d'un seau',
Muse, prête à ma bouche une voix plus sauvage,
Pour chanter le dépit, la colère, la rage,
Que le chantre sentit allumer dans son sang
A l'aspect du pupitre élevé sur son banc.
D'abord påle et muet, de colère immobile,
A force de douleur, il demeura tranquille;
Mais sa voix s'échappant au travers des sanglots,
Dans sa bouche à la fin fit passage à ces mots :

« La voilà donc, Girot, cette hydre épouvantable
Que m'a fait voir un songe, hélas! trop véritable!
Je le vois ce dragon tout prêt à m'égorger,
Ce pupitre fatal qui me doit ombrager!
Prélat, que t'ai-je fait? quelle rage envieuse
Rend pour me tourmenter ton âme ingénieuse?
Quoi! même dans ton lit, cruel, entre deux draps,
Ta profane fureur ne se repose pas !

O ciel! quoi! sur mon banc une honteuse masse
Désormais me va faire un cachot de ma place!
Inconnu dans l'église, ignoré dans ce lieu3,
Je ne pourrai donc plus être vu que de Dieu!
Ah! plutôt qu'un moment cet affront m'obscurcisse,
Renonçons à l'autel, abandonnons l'office;

'Homère a fait le poëme des Rats et des Grenouilles. (BOIL.) On est maintenant à peu près certain que cette parodie de l'Iliade n'est pas d'Homère.

2 La Secchia rapita, poëme italien. (BOIL.) Ce poëme héroï-comique a pour sujet la guerre qu'entreprirent les Bolonais, afin de recouvrer un seau de sapin que les Modénois avaient fait enlever d'un puits public de la ville de Bologne. L'auteur est Alessandro Tassoni, mort à Modène en 1635. (D.)

3 Var. Ignoré dans l'église, invisible en ce lieu.

BOILEAU.

22

Et, sans lasser le ciel par des chants superflus,

Ne voyons plus un chœur où l'on ne nous voit plus.
Sortons... Mais cependant mon ennemi tranquille
Jouira sur son banc de ma rage inutile,

Et verra dans le chœur le pupitre exhaussé
Tourner sur le pivot où sa main l'a placé!
Non, s'il n'est abattu, je ne saurais plus vivre.
A moi, Girot, je veux que mon bras m'en délivre.
Périssons, s'il le faut; mais de ses ais brisés
Entraînons, en mourant, les restes divisés. »

A ces mots, d'une main par la rage affermie,
Il saisissait déjà la machine ennemie1,
Lorsqu'en ce sacré lieu, par un heureux hasard,
Entre Jean le choriste, et le sonneur Girard',
Deux Manceaux renommés, en qui l'expérience
Pour les procès est jointe à la vaste science.
L'un et l'autre aussitôt prend part à son affront.
Toutefois, condamnant un mouvement trop prompt,
<< Du lutrin, disent-ils, abattons la machine:
Mais ne nous chargeons pas tout seuls de sa ruine;
Et que tantôt, aux yeux du chapitre assemblé,
Il soit sous trente mains en plein jour accablé. »

Var. Il allait terrasser la machine ennemie.

2 Jean le choriste est un personnage supposé. Girard, sonneur de la Sainte-Chapelle, était mort avant la composition de cet ouvrage. Il se noya dans la Seine, ayant parié qu'il la passerait neuf fois à la nage. Un jour, il monta sur les bords du toit de la Sainte-Chapelle, une bouteille à la main, et la vida d'un trait en présence d'une multitude de spectateurs, parmi lesquels se trouvait notre auteur, alors écolier. (BR.) 3 Au lieu de ce vers et des quatre suivants, il y avait avant 1701:

Qui, de tout temps pour lui brûlant d'un même zèle

Gardent pour le prélat une haine fidèle.

A l'aspect du lutrin tous deux tremblent d'horreur :

Du vieillard toutefois ils blâment la fureur.

Abattons, disent ils, sa superbe machine...

Ces mots des mains du chantre arrachent le pupitre. « J'y consens, leur dit-il, assemblons le chapitre. Allez donc de ce pas, par de saints hurlements', Vous-mêmes appeler les chanoines dormants'. Partez. » Mais ce discours les surprend et les glace". « Nous! qu'en ce vain projet, pleins d'une folle audace, Nous allions, dit Girard, la nuit nous engager!

De notre complaisance osez-vous l'exiger?

Hé! seigneur, quand nos cris pourraient, du fond des rues,
De leurs appartements percer les avenues,
Réveiller ces valets autour d'eux étendus",

De leur sacré repos ministres assidus,

Et pénétrer des lits au bruit inaccessibles,

Pensez-vous, au moment que les ombres paisibles

2

Var. Sus donc, allez tous deux, par de saints hurlements,

Réveiller de ce pas les chanoines dormants.

5

Il y a des lecteurs qui se laissent un peu dérouter, parce qu'ils pensent que les partisans du chantre doivent s'appeler les chantres, et que ce sont ceux du prélat qui se nomment chanoines. Cette distinction n'existe pas. Les chantres en titre étaient eux-mêmes chanoines, et sont nommés ainsi dans ce poëme, bien que souvent ils laissassent A des chantres gagés le soin de louer Dieu.

On voit, en effet, que le grand chantre occupe la seconde dignité dans le chœur. (A.-M.)

Ce vers et les trois suivants en remplacent huit. Avant 1701, on lisait :

Partez. Mais à ce mot les champions pålissent;
De l'horreur du péril leurs courages frémissent.
Ah! seigneur, dit Girard, que nous demandez-vous?
De grâce, modérez un aveugle courroux.

Nous pourrions réveiller des chantres et des moines :
Mais, même avant l'aurore, éveiller des chanoines!

Qui jamais l'entreprit ? qui l'oserait tenter?

Est-ce un projet, ô ciel! qu'on puisse exécuter?

Hé! seigneur, etc.

Var. Appeler ces valets autour d'eux étendus.

Au lieu de ce vers et des deux suivants, il y avait d'abord :
Pensez-vous, au moment que ces dormeurs paisibles

De la tête une fois pressent un oreiller,

Que la voix d'un mortel puisse les réveiller?

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