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non la nation elle-même. Celle-ci, prise dans sa masse, possède une moralité incontestablement supérieure à la moralité des peuples d'Occident, et des qualités vraiment dignes d'intérêt.

Un voisin nous apprend qu'un des sculpteurs de la vieille église demeure près du han. Pour s'insinuer dans sa petite maison, on enjambe une clôture dans laquelle aucune porte n'est pratiquée. Son atelier se compose d'une planche couchée à terre et d'une peau de mouton, son outillage, de quelques gouges, de ciseaux et d'une lime à bois. Il nous montre différents ouvrages en cours d'exécution. Une porte d'Iconostase, destinée à un village des environs, revient à 420 piastres (84 fr.); en France, le même travail coûterait quatre ou cinq fois plus. Les dessins sont si remarquables que je voudrais savoir d'où ils viennent. Le vieillard me répond qu'ils sont nés dans le pays et ont été transmis par tradition. J'en doute beaucoup à cause des motifs qui répondent à des idées ou à des notions esthétiques trop raffinées pour des esprits sans culture. Il est à présumer que ces dessins ont été rapportés jadis du mont Athos par quelque moine qui fut l'initiateur de l'art sacré dans le val de Triavna. Cela est d'autant plus probable que, de nos jours encore, des membres du clergé ont compté parmi les artistes bulgares.

Je mentionne, pour mémoire, la visite d'une seconde église qui n'a été commencée qu'en 1853. Elle est inférieure à l'autre par cela même qu'elle a moins d'années. Le temps est un collaborateur dont les œuvres d'art ne sauraient se passer.

A l'heure du départ, nous réunissons les enfants pour leur distribuer de la petite monnaie neuve ; inutile de dire que ces largesses mettent le sceau à notre popularité, déjà fort accrue par un croquis peu réussi du second fils. Dès que nous sommes montés en voiture, le handji verse le vin de l'hospitalité; une foule sympathique nous offre ses souhaits de bon voyage. Les adieux sont presque touchants et j'emporte, de ces humbles, le meilleur souvenir.

Nos cochers partagent ce sentiment. Ils ont renouvelé la ferrure, à raison de dix piastres (2 fr.) par cheval, tandis qu'ils paient le triple à Sofia. Je soupçonne, en outre, maître Petro de voir la vie en rose, couleur du vin qu'il a bu. Il affecte, sur son siège, des airs fanfarons, fouaille à contretemps son attelage que le repos a rendu facilement excitable, et brûle les sentiers qui se vengent en nous renvoyant des secousses terribles. Mon voisin est couvert de noirs, notre genre de vie ne m'ayant pas remplumé.

Route aussi déserte qu'avant-hier. L'espèce humaine n'y est représentée que par un colporteur d'images, plié en deux sous son lourd bagage. Ces colporteurs, dont une légion parcourt incessamment la Bulgarie, sont Russes pour la plupart, et ont assez mauvaise réputation. Ils se glissent partout, pénètrent jusque dans les villages les plus reculés, vendent leurs images à des prix infimes quand ils ne les donnent pas et sont accusés, à tort ou à raison, de dissimuler, sous le prétexte d'un commerce tout à l'avantage de la propagande russe, leur but réel qui serait l'espionnage.

On va même jusqu'à dire que quelques-uns sont des gens très supérieurs à leur apparente condition. J'ignore ce qu'il y a de vrai dans ces racontars invraisemblables, mais il ne manque pas de gens qui les croient fondés.

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Petro a le vin têtu. Il voit maintenant la vie en rouge et a juré de nous tuer avec la complicité d'un de nos jeunes chevaux. Peu avant Drenovo, en traversant un pont dépourvu de parapet, -comme il y en a beaucoup, — l'animal, à bout de longanimité, fait un écart tellement brusque que, l'attelage cédant à l'impulsion, deux roues de notre voiture tournent littéralement dans le vide. Si la vitesse eût été moindre, le Marseillais et le Normand auraient confondu, dans un commun trépas, la maigreur de l'un et l'embonpoint de l'autre.

Le recensement de 1881 donne à Drenovo une population de près de 3,000 âmes; jugez de la longueur de l'unique rue que son dur pavé rend encore plus interminable! La ville est bien située, au milieu. d'une campagne assez riante; des vignes font une parure verte à la décrépitude des maisons de bois, mais on y respire un je ne sais quoi de languissant qui provoque le bâillement. Les barbiers seuls manifestent une certaine activité en raclant avec acharnement le menton de clients, à la mine piteuse et résignée des guillotinés par persuasion.

Ne pas se fier a l'eau qui dort. C'est ici que les premiers insurgés de 1876 poussèrent le cri de l'indépendance à la suite du pope Haritton, et tout près, au couvent des Saints-Archanges, que la petite troupe,

cernée par les Turcs, perdit le quart de son effectif. Elle parvint à s'évader sans avoir voulu se rendre. Le mouvement de 1876, pas plus que celui de l'année précédente, pas plus que celui de 1867, ne pouvait aboutir, mais il eut pour conséquence les massacres qui amenèrent l'intervention des grandes puissances, et, au mois de mai 1877, la déclaration de guerre de la Russie. Drenovo dut à sa situation géographique de payer largement sa dette aux misères de cette guerre, tour à tour pillé par les bachi-bouzouks ou sillonné par les troupes russes. Moins exigeants que les kosaks, nous ne parvenons pas à dénicher, dans toute la bourgade, une botte de fourrage pour nos chevaux et nous décampons après avoir visité l'église qui en vaut la peine. L'intérieur est divisé en trois nefs par des colonnes à chapiteaux très ornés et tous dissemblables comme ceux de nos églises romanes; l'Iconostase resplendit de dorures. Au fond, une tribune circulaire est limitée par une balustrade dont les surfaces ventrues sont surchargées de fresques grossières mais très décoratives. Une tribune plus petite, suspendue au-dessus de la première, s'emboîte dans la partie étroite du cintre de la voûte. L'effet général est très élégant.

A Gantchovitz, la direction du han est momentanément abandonnée à un enfant d'une dizaine d'années; le petit bonhomme s'acquitte de ses fonctions d'intérimaire avec l'aplomb et le sérieux des bambins de ce pays. Nous avons l'honneur d'avaler notre omelette «de santé et d'habitude» sous les yeux de tous les princes régnants d'Europe groupés dans une

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même image, autour d'un tzar de proportion supérieure - satellites autour du soleil. Il y a certainement, dans ce détail, une idée politique, à l'usage du bon peuple. La reine Victoria me coupe l'appétit, tant elle est drôle avec sa couronne posée de travers sur un bonnet de nuit. Je constate l'absence du président de notre république, absence assez rationnelle puisque c'est le peuple qui est souverain.

Après avoir aperçu, sur la gauche, les hameaux de Katrandji et de Kosarka, traversé le village de Débéletz, nous commençons à descendre dans la vallée de la Yantra. Un écran de rochers cache encore Tirnovo, ce qui agaçait prodigieusement un barde bulgare dont la douleur s'exhala naguère, en français, dans les vers suivants :

Tirnovo! Tirnovo! ville où j'ai vu le jour
Ville à qui j'ai voué le plus ardent amour,
Noble cité, c'est moi, c'est ton fils qui t'appelle;
Es-tu là, m'entends-tu? montre-toi fraîche et belle.
Par-dessus tes rochers, apparais à mes yeux;
Apparais donc plus tôt! je serais très heureux
De te voir à l'instant. Montre-toi, je te prie.
Mais en vain je t'appelle, en vain hélas! je crie.
Ton superbe horizon, jaloux de tes attraits
Te dérobe à mes yeux en s'élevant exprès
Beaucoup plus haut que toi, et ce qui m'exaspère
C'est que de tous côtés il forme une barrière
Opposée à mes pas. J'en suis bien désolé.

Et moi aussi, ô Muse! mais enfin il y a dans ce qu'on voit des consolations; l'oeil mesure une large étalée de pays que la route d'Eléna festonne d'un li

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