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autres un calice en argent et vermeil que ne renierait point un de nos artistes. A l'aide de quelques mots de turc, d'italien et de français, il nous explique qu'il n'a jamais quitté Gabrovo, que son père était un simple tisserand, et que, lui, s'est formé tout seul. Il en paraît fier, et il a raison.

Sur une petite place, des deux côtés de l'église principale, encore des tombes russes: le capitaine Jenekovitch, tué à Chipka le 11 août 1877; le major Alexandre Melosvoff, tué le 13 août; le capitaine Andrew, etc... Un laurier-rose, planté dans une barrique, dispense une ombre maigre à ces héros oubliés.

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On nous a indiqué la veille (l'honorable Christ Pascalier ne fournissant que les chambres à couche), un restaurant ce qui est le summum de la modernité. Nous y avons dévoré des mets baroques, en compagnie d'une demi-douzaine de pensionnaires, d'un lièvre, en bas âge, regrettant, plus encore que Mignon, sa patrie pleine de serpolet, et d'une vieille grand mère, gardienne craintive d'un bambin de deux ans.

Nous réintégrons, pour déjeuner, notre petite salle, qui nous paraît encore plus blanche et plus gaie en plein jour. Trois tulipes dans un verre mettent une note vive sur les pâleurs ambiantes et un grain de poésie dans ce milieu, prosaïque puisqu'on y mange.

Derrière moi sont appendues des lithographies coloriées représentant le passage du Danube par les Russes et la sortie d'Osman-Pacha. En face, Alexandre II de Russie donne galamment la main à une impé

ratrice surhumaine dont la taille dépasse celle de son
époux qui était l'homme le plus grand de son empire.
A leurs pieds, un saint Pierre et un saint Georges lil-
liputiens lèvent vers eux les yeux et les mains, stupé-
faits de se voir des protégés de pareilles dimensions.
Pendant le repas, nous sommes témoins d'une pe-
tite scène très caractéristique: Deux jeunes gens,
installés avant nous, coupent leur festin de lectures à
haute voix. Le livre raconte les campagnes des Russes
contre les Turcs. L'intérêt est si absorbant que les
assiettes restent pleines et qu'un troisième convive,
qui vient d'arriver, se joint aux deux amis. Le cuisi-
nier lui-même s'est approché et demeure attentif,
un plat à la main, tandis que le marmiton (garçon
d'une douzaine d'années), appuyé au chambranle de

porte, tend passionnément l'oreille. Le lecteur s'arrête; une conversation familière s'engage entre le restaurateur et ses hôtes, oublieux, l'un, de ses fourneaux, les autres, du but essentiel de leur visite à la gargote.

Ce tableau, en soi insignifiant, peint bien les mœurs bulgares, ignorantes des dédains qui résultent de la diversité des couches sociales. Cette simplicité 'de relations est d'ailleurs conforme aux usages de la Turquie, où il n'est pas rare de voir les domestiques se mêler à la conversation, donner leur avis, dire sans embarras leur mot sur les affaires du maître. Cela existait aussi chez nous autrefois, quoique à un moindre degré. On calomnierait l'Orient en refusant de reconnaître que l'esclavage, qui nous révolte, à bon droit, comme une violation des lois de l'humanité,

constituait, chez les musulmans, un état social souvent plus doux que notre domesticité.

Pour compléter l'esquisse, ne pas omettre la grand'mère qui, dans la pièce à côté, conte des histoires à son petit bonhomme, obéit à ses caprices avec une inépuisable patience et un air de fervente affection. Les Bulgares, trop fins pour n'être pas égoïstes, s'adorent jusque dans leurs reproductions les plus éloignées. L'égoïsme, qui est un vice dit-onengendre le sentiment de la famille, qui est une

vertu.

Comme notre itinéraire nous ramènera à Gabrovo, le départ est décidé et, vers deux heures de l'aprèsmidi, les anges du ciel, qui ont la vue très longue, s'accoudaient sur les plus hauts nuages pour suivre, des yeux, deux points noirs cascadant de côte en côte avec une vitesse proportionnelle à l'inclinaison des pentes; car la mécanique et le sabot sont des engins présque inconnus en Bulgarie; on n'y néglige, dans la vie privée aussi bien que dans la vie publique, aucune des conditions favorables à la culbute.

Patatras! une des petites roues du phaéton s'est détachée et a roulé dans le fossé. Rien de brisé, mais l'écrou reste invisible, malgré l'enquête du cocher qui, monté sur un de ses chevaux, retourne assez loin en arrière. Force est d'avoir recours à sainte Ficelle, la patronne des voituriers dans l'embarras, et de ramper péniblement jusqu'au prochain village. Nous y trouvons, par bonheur, un forgeron et, par miracle, dans sa vieille ferraille un écrou trop large que l'on consolide avec du fil de fer.

Ce village est précisément situé à l'intersection de la route de Tirnovo et de celle de Triavna, que nous enfilons avec l'allégresse de gens délivrés d'un gros souci. C'est plus que jamais une succession de montées et de descentes. Le chemin procure, en maint endroit, l'occasion d'un suicide aisé, mais il est, d'un bout à l'autre, capable de ravir les braves par la continuité de ses beautés. Tantôt nous perçons des futaies de hêtres et de chênes aux profondeurs fuyantes, d'un noir de gouffre; tantôt une clairière nous livre d'éblouissantes coulées sur le vallon et les montagnes. Ici, le lit d'un torrent à sec découpe dans l'épaisseur de la forêt une sente pavée de blocs aux formes étranges. Là, l'invitante douceur des pelouses inclinées nous donne la tentation d'un repos défendu.

A Triavna, l'arrivée des deux voitures, qui sonnaillent, est un événement pour le village que nous parcourons dans toute sa longueur sans découvrir un seul han. Un libre citoyen, interpellé, nous ramène vers une maison en construction, où nous n'eussions jamais deviné l'unique gîte possible.

Heureusement, au rez-de-chaussée, quelques chambres sont achevées; blanches et proprettes dans la virginité de leur âge récent. Des divans, d'une étoffe tissée par l'hôtesse elle-même, nous offrent des sièges confortables, et l'absence de lits n'est pas pour nous embarrasser ou nous déplaire.

Nos hôtes se mettent en quatre à notre service. Le mari est un homme de trente ans, à l'œil pensif. La physionomie de la femme est douce et avenante; c'est une créature simple, ce qui veut presque toujours dire:

aisée dans ses mouvements et polie sans obséquiosité. L'un et l'autre font profession d'adorer leurs enfants, dont les têtes inégales expriment une égale curiosité, et que nous retrouvons partout où l'on peut jouir de l'ineffable spectacle d'étrangers se mouchant dans des mouchoirs, riant clair, et parlant une langue inconnue. Le second des garçons est d'une surprenante beauté. Une petite fille de cinq ans devient vite notre amie et autorise certaines privautés, après avoir eu soin de consulter la mère, à qui elle va loyalement faire son rapport, après chaque éclat de rire.

...

Et le dîner? Les touristes

même s'ils sont

poètes qui n'avoueront pas que, dans une excursion en Bulgarie, leur estomac les préoccupe plus que lé Mahdi, la Muse et les harmonies de la nature, sont des poseurs ou des hypocrites. On s'est engagé à nous fournir du lait et de l'agneau, cette perpétuelle victime de la saison pascale, dont le nom seul me donnait la nausée, l'an dernier, après un voyage où j'avais vécu, soixante-trois jours durant, aux dépens de ce gentil, mais monotone animal. Comme il est démontré que l'agneau promis vit encore, j'opine pour qu'on laisse l'enfant à sa mère.

Nous nous apprêtions à manger par terre, couchés à l'antique sur les divans, lorsque notre hôte apporte avec orgueil une table empruntée au voisin, et deux chaises taillées à coups de hache dans le tronc d'un chêne. Les délices d'une langue fumée ne nous absorbent pas si bien que nous ne voyions, devant la porte ouverte, défiler des ombres surexcitées par la curiosité. Les yeux brillent, comme ceux des loups, quand le re

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