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Nous nous lançons, à l'aveuglette, dans la vieille ville. Bien que moins rébarbative en plein jour, elle conserve une bonne dose d'originalité, mais je regrette que le costume des femmes soit presque européen. Un vieux meunier, avec qui nous lions partie, se plaint de n'arriver tout juste qu'à nourrir lui et son personnel. Les concurrents sont nombreux. La Yantra fournit aux habitants de Gabrovo une force motrice considérable, quoique imparfaitement aménagée, et contribue à faire de leur ville un centre industriel important. La coutellerie y est en honneur; pas de famille d'artisans qui n'ait son métier à chaïak. Les fabriques de gaëtane (cordonnet pour la passementerie) m'intéressent par leur mécanisme à la fois très simple et très ingénieux, inventé, dit-on, par un Bulgare de Samakow.

Auprès du pont, par lequel nous sommes entrés hier, s'élève une école de garçons récemment bâtie. Un peu plus loin: vue très pittoresque sur la ville, le cours de la Yantra, l'arche en ogive et la double cascade. En remontant la rive droite de la rivière, nous longeons l'hôpital. Des fontaines datant de trente ou quarante ans portent, en écusson, l'aigle moscovite; sur le parapet d'un pont, construit ou restauré du vivant d'Abdul-Medjid, une inscription bulgare est gravée au-dessous de l'inscription turque. Ces détails prouvent que, depuis longtemps, l'influence russe avait pénétré dans cette région, et que Gabrovo était restée très slave. Il est importe, d'ailleurs, de le remarquer, le joug des Turcs en Bulgarie n'a pas toujours eu cette pesanteur et cette dureté qu'on se plaît, en Europe,

à lui attribuer. Dans plus d'un district des Balkans, l'élément musulman se restreignait aux seuls fonctionnaires et quelques villes avaient gardé des franchises municipales très étendues. Gabrovo était de celles-là. Aussi l'a-t-on toujours distinguée, tant pour son esprit patriotique, que pour sa persistance à seconder les tentatives en faveur de l'indépendance et de l'éducation populaire. Suivant Kanitz, c'est ici que s'ouvrit, en 1835, la première école donnant l'enseignement en langue bulgare. Les fondateurs de cette école, Aprilov et Palaouzov, étaient des négociants établis à Odessa.

En amont de la rivière, s'échelonnent plusieurs ponts ou passerelles (les uns en pierre, les autres en bois), qui composent, à chaque pas, avec les habitations décrépites, de jolis motifs d'aquarelle ou d'eauforte. Les toits sont uniformément recouverts de pla

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ques de schiste. Quelques tanneries. - Des cuves taillées dans un bloc de chêne, comme les pirogues indiennes, témoignent du volume qu'atteignent les arbres du pays. Des fenêtres, pendent des couvertures aux raies multicolores, telles qu'on en tire du Maroc. C'est encore une fabrication locale.

En cherchant à aborder une église dont les coupoles brillantes ne peuvent manquer d'attirer les papillons voyageurs, nous côtoyons un grand bâtiment turc qui sert aujourd'hui d'école. Des bustes en plâtre désignent la classe de dessin. Nous venons précisément d'admirer, dans une arrière-boutique, l'œuvre d'un élève (un lutteur à l'œil torve) qui m'a remis en mémoire un croquis dessiné au charbon sur

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l'une des murailles du han d'Orhanié; au milieu d'incorrections naïves, perçait un très vif instinct de la forme et du mouvement. Qui sait, si la génération affranchie ne donnera pas aux Balkans le Raphaël qu'ils attendent... avec tant d'autres messies?

Depuis une bonne demi-heure, nous tournons autour des maisons qui enserrent l'église, sans découvrir le moindre passage; c'est une hallucination de cauchemar. Enfin une charitable matrone nous indique une porte basse, pratiquée dans un mur de clôture. La porte franchie, deux femmes vêtues de noir viennent à notre rencontre. Nous sommes dans un de ces couvents comme il en existe beaucoup en Bulgarie. Ces institutions n'ont de commun avec les nôtres que l'aspect monacal des bâtiments et de leurs hôtes. Il faut y voir des associations de femmes pieuses, se réunissant, moins pour prier ou réaliser des œuvres pies que pour travailler en commun, et demander aux ressources de la coopération une vie matérielle mieux assurée. Cela tient du béguinage, bien plus que du couvent régulier, Aucun vœu ne les lie. Elles se livrent à la fabrication du chaïak, cette étoffe nationale de pure laine que des industriels sont en train de compromettre, en tissant des étoffes de même apparence sur une trame de coton, et en substituant aux qualités de solidité et de souplesse le seul avantage du bon marché. Peut-être le gouvernement n'a-t-il pas suffisamment compris la nécessité d'encourager les petites industries du pays et de leur réserve une plus large part dans les fournitures de l'armée. Les indigènes, laborieux et généralement

fort intelligents, arriveraient vite, sous l'aiguillon de l'intérêt, à corriger les imperfections de leur travail actuel.

L'église, si rebelle à nos recherches, s'élève au milieu d'une cour carrée. L'un des côtés a été converti en jardinet. Des tombes, bordant l'unique allée, portent ces coffrets surmontés d'une croix dans lesquels on enferme les offrandes aux morts. A l'extrémité de l'allée, entre deux touffes de buis taillées en boule, repose le corps d'un officier russe tué pendant la guerre de 1877.

Sur les deux autres côtés de la cour, sont construits les appartements des femmes. Chacune d'elles a sa chambre. Les repas se prennent en commun dans le réfectoire mais cette règl n'est pas absolue. Toutes les pièces sont tenues très proprement.

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Pour arriver à l'église, on passe sous une treille pendante. A l'entrée, règne une sorte de parloir vitré et terminé par une coupole ornée de peintures. Dans l'intérieur de l'église, des fresques, datées de 1846, époque de la construction du monastère, représentent, à gauche de l'Iconostase, les saints Euphrosimus, Georgie, Nestor, Dimitri, sainte Eugenia; à droite : Veliki, la grande Catherine, saint Barbara et saint Mercuri en costume de chevalier; sur les deux maîtres piliers: saint Pierre et saint Paul. Ces peintures sont contemporaines de la fondation du couvent; les autres, plus neuves, atteignent les dernières limites de l'horrible. L'honneur est sauf, grâce à la fine menuiserie de l'Iconostase.

Les religieuses apportent des douceurs qui sont poliment refusées. Sans rancune, elles acceptent la légère rémunération que je me hasarde à leur mettre dans la main.

Nous continuons à remonter le cours de la Yantra; toujours des fabriques de gaëtane et des ponts fragiles. Je suis frappé de la ressemblance du site avec celui des Vaux-de-Vire chantés par Olivier Basselin, ce Roi des buveurs de cidre.

Revenu au centre de la ville, je tombe en arrêt devant une boutique d'orfèvre. Dedans, personne; c'est l'ordinaire, en ce pays de l'âge d'or. Les magasins sont confiés à la bonne foi publique, parfois à la surveillance d'un voisin. Deux gamines, vêtues à la franque, s'empressent d'accourir; à la question sacramentelle : « Antika ima? » (des choses antiques, il y en a?), elles se sauvent, pour reparaître l'instant d'après, et nous conduire au premier étage dans un cabinet où se tient un homme d'une trentaine d'années, aux cheveux coupés en brosse, à la physionomie commune, mais expressive comme la plupart de celles qu'on rencontre en cette région. J'examine, en manière de préface, d'anciennes médailles grecques et romaines avant d'en venir aux vieux bijoux, si difficiles à collectionner. Les Bulgares n'en comprennent pas la valeur et les plongent dans un bain d'argent. Parmi quelques boucles de ceinture, encore vierges de rétamage, j'en choisis une qui m'est cédée pour un prix modéré.

La confiance a suivi le café; l'ouvrier nous soumet quelques échantillons de son travail personnel, entre

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