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des misérables qui demandent du pain, et expirent avant d'avoir pu le porter à leurs lèvres; des chevaux putréfiés, des canons renversés, des fusils brisés, des caissons ouverts...; le lendemain, l'entrevue d'Osman et d'Alexandre II, qui restitue au vaincu le sabre d'honneur dont le sultan lui a fait don; l'armée russe rangée en bel ordre, et, sur le sommet du plateau, le clergé orthodoxe en habits somptueux, célébrant devant l'empereur un office d'actions de grâces. Pour rendre le chemin libre à Sa Majesté et à son escorte, on avait littéralement balayé, des deux côtés de la route, les corps gisants, mélange horrible de morts et de moribonds. Ces amoncellements de cadavres remuaient sous l'effort de ceux qui ne voulaient pas mourir; des bras, des jambes se levaient; des têtes anxieuses perçaient l'épaisseur des tas, au-dessus desquels flottaient, comme une lamentation assourdie par le galop des chevaux, les fanfares et les vivats. Dans les courts silences, l'oreille percevait toute une modulation de cris de douleur et de gémissements inarticulés, tandis qu'au loin passaient des silhouettes de paysans chapardeurs et de chiens errants.

Le soir même, à Verbitza, des flots de champagne coulèrent en l'honneur d'un triomphe si chèrement acheté. Les officiers russes et roumains se renvoyèrent les toasts les plus enthousiastes, malgré la présence à leur table de trois pachas, captifs aussi embarrassants qu'embarrassés. Le colonel Falcoyano eut une inspiration courtoise; il leva son verre et but « au courage malheureux, au brave Osman ». Les pachas, émus, oublient Allah et son prophète. La

glace est rompue; on festine, on larmoie et, pour un peu, les ennemis d'hier s'embrasseraient.

« Cet incident ne parle-t-il pas, plus éloquemment << que des volumes entiers, en faveur des partisans de << la paix universelle. Qui peut dire que, sans les gou<< vernants et leurs intérêts très souvent douteux, les << peuples civilisés, se dévouant uniquement à l'amé<< lioration de leur sort matériel et intellectuel, n'au<«<raient pas réalisé la république idéale de ces pré<< tendus rêveurs. >>

La responsabilité de cette conclusion philanthropique appartient à M. Cléon Rangabé, agent diplomatique de Grèce à Sofia. L'épisode que je viens de rappeler est raconté dans une plaquette imprimée à Vienne en 1879, et dont je dois la communication à l'obligeance de l'aimable diplomate qui en est l'au

teur.

Après la chute de Plevna, la partie était désespérée pour la Porte: cependant les hostilités se prolongèrent jusqu'à l'armistice conclu à Andrinople le 13/31 janvier 1878. Cette dernière partie de la campagne ne fut pas la moins remarquable par les qualités d'énergie et de ténacité que déploya l'armée russe au milieu des difficultés sans nombre d'un hiver rigoureux. Ce fut aussi celle qui fit le mieux ressortir l'horreur de la guerre. Un blessé qu'on n'avait pas relevé était perdu. Dès que la colonne avait passé, on le dévêtissait et on l'abandonnait. Une heure plus tard, il était gelé. La mort le prenait morceau par morceau; parfois on rencontrait des malheureux, déjà figés, dont la figure vivait encore et se contractait dans les angoisses d'une

suprême épouvante. Qui donc dépouillait les corps
sans attendre leur dernier soupir? Les paysans le
plus souvent, mais, parfois aussi, les soldats eux-
mêmes, tant l'instinct de la conservation exaspéré
ravale promptement l'homme au niveau de la brute.
Les bottes, surtout, excitaient les convoitises. En vain
les officiers sévissaient; la discipline se relâchait.
Tout dévoué que fût le soldat russe, il était à bout de
misères.

Avec l'hiver, les lendemains de bataille devinrent particulièrement hideux. On frissonnait rien qu'à voir les corps nus, déjà noirs, ayant chacun son ruisselet

de

sang qui traçait un sillon rose dans la blancheur de la neige. Durant la nuit, les chiens et les loups avaient commencé leur œuvre en mangeant les joues; c'est toujours par là qu'ils débutent.

Je sais des détails qui donnent la nausée; mais à quoi bon insister sur un sujet qui touche aux plus effrayants mystères de notre nature? Un officier prussien, dans une lettre publiée en 1871, a décrit en ces termes la transformation que la guerre amène chez l'homme le plus inoffensif :

((...

Je dépose la plume et ne la reprendrai que « dans huit jours, car il est terrible d'écrire toujours « avec du sang au lieu d'encre. Il y a cinq mois et << demi que cela dure, et à la fin, à force de n'assister « qu'à des scènes de meurtre et de destruction, on "perd la possession de soi-même. On sent que la «raison vous abandonne, on craint de devenir fou ; la « vue d'un objet intact irrite les nerfs.

« Le bruit d'un balancier de pendule vous agace,

<< on le brise; on met en morceaux la tasse dont l'anse « n'est pas cassée, on lacère les rideaux dans lesquels <<<< les soldats ne se sont pas taillé des mouchoirs; au<«< cune vitre ne reste entière; on crève les tableaux; « on détruit pour détruire, parce qu'on ne sait pas si

<< l'on sera vivant le lendemain. »>

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Départ à sept heures du matin avec un attelage rajeuni. Les malheureuses bêtes qui avaient imaginé, dès le premier jour, de courir à cloche-pied, ne s'étant pas guéries de cette fâcheuse habitude, le sieur Petro avait été mis en demeure de s'en débarrasser à Plevna. Il est parvenu à les troquer contre deux jeunes chevaux, moyennant une soulte de six napoléons dont j'ai dû faire l'avance. Nous pouvons craindre d'avoir donné des verges pour nous fouetter, car nos étalons n'ont jamais été attelés, et plus d'un passage difficile nous attend. C'est un trait particulier à ce pays que l'insouciance avec laquelle on se confie, pour franchir de vrais casse-cou, au premier cheval venu. En France, vous seriez pris pour un fou; ici, cela paraît tout naturel, et, en somme, les accidents ne sont pas fréquents.

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