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lieue! Quatre énormes fenêtres répandent une clarté aveuglante, incompatible avec l'impression recueillie qu'on s'attend à trouver en pareil lieu. Supposons charitablement que l'architecte a voulu, par contraste, doubler l'effet lugubre de la crypte souterraine. On y descend par un escalier de quelques marches. Une lampe, suspendue à la voûte, éclaire des amas d'ossements, et des rangées de crânes dont les yeux vides vous regardent fixement. L'une de ces têtes est marquée d'une balle turque, au milieu du front, et ce petit trou rond semble une étoile de malheur. En remontant, nous lisons au-dessus de l'escalier l'inscription suivante :

In aminterea

batalieè încoronata de isbânda de le 30 august şi a luptelor de le 27 august, 6 septembrie şi 6 octombrie 1877.

A la mémoire

de la bataille couronnée de succès du 30 août et des combats des 27 août, du 6 septembre et du 6 octobre 1877.

Notre Lafontaine, composant la jolie fable du Lion et du Rat, mettait en scène sans s'en douter, avec une avance de deux siècles, la Russie et la Roumanie.

« On a souvent besoin d'un plus petit que soi.

écrivait-il.

Le Lion russe en fit l'expérience pendant la guerre

de 1877. Je n'ose pas dire que l'intervention du Rat roumain l'a sauvé d'un désastre inévitable; du moins est-il juste d'affirmer qu'il lui doit d'être sorti d'un fier embarras :

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Au moment où les échecs répétés du général Krüdner devant Plevna, vers la fin du mois de juillet, venaient de démontrer l'impossibilité d'emporter cette place d'assaut, la situation des Russes était des plus graves. Gourko, porté en avant par sa pointe hardie dans les Balkans, avait à craindre les entreprises de Suleyman disposant de forces importantes autour de Slivno et d'Eski-Zagra. L'armée de l'est, rejetée sur Bela, était menacée par les corps turcs de Roustchouk et du quadrilatère: Osman-Pacha, tout en maintenant les Russes à l'ouest, paralysait leurs mouvements, sur leur ligne centrale d'opérations; et, si l'on songe que 250,000 hommes occupaient un front stratégique de près de 300 kilomètres, on voit combien de points noirs s'amassaient à l'horizon moscovite. Qu'Osman, par un retour offensif, rebroussât chemin vers le Danube, et fût secondé par les troupes de Suleyman parvenues à donner la main à celles du quadrilatère, l'armée du Tzar pouvait être coupée de sa base de ravitaillement, et exposée aux chances les plus funestes.

Il fallait, à tout prix, si l'on ne pouvait s'emparer de Plevna à bref délai, immobiliser Osman et le cerner étroitement, mais pour atteindre ce but, les contingents disponibles étaient insuffisants, et les renforts attendus de la Russie ne devaient rejoindre qu'à l'arrière-saison. Dans l'hypothèse la plus favo

rable, les Russes auraient été acculés à cette alternative: ou braver les difficultés d'un hivernage en Bulgarie ou repasser le Danube.

Ce n'est donc pas un mince service que leur rendit la principauté de Roumanie, en mettant en ligne 46,000 hommes qui furent rapidement amenés devant Plevna. Dans le courant du mois d'août, l'armée russo-roumaine, placée sous les ordres du prince Charles, était réorganisée, et le 27 août/8 septembre, la brigade Boronesco s'emparait d'un fortin situé à un kilomètre en arrière des deux grandes redoutes de Grivitza. Le 30 août/11 septembre, après une canonnade de sept jours, on tenta une attaque générale qui eut pour résultat de livrer à l'infanterie roumaine l'une de ces redoutes. C'est alors que, d'après les avis concordants du prince Charles et du général Totleben (notre illustre adversaire de Sébastopol, récemment appelé à la rescousse), on se décida à faire un siège en règle, et à cheminer pas à pas, pour s'approcher de la place, du côté est, où l'on s'était déjà solidement établi dans les deux ouvrages conquis. J'ai résumé brièvement les opérations extérieures entreprises par le général Gourko, avec le concours de la garde accourue en toute hâte. Pendant ce temps, la sape s'acharnait dans la direction de la redoute centrale de Grivitza qui resta imprenable. Les affaires du 6/18 septembre et 6/8 octobre furent des tueries inutiles. La 4a division roumaine y laissa la moitié de son effectif.

Que fût-il advenu d'un dernier assaut combiné avec l'explosion des fourneaux de mine? Au moment de la

reddition de Plevna, on en était arrivé à la guerre souterraine de galeries, après avoir amené les parallèles à trente mètres de la terrible redoute. Un officier m'a raconté que parfois, las de se tuer presque à bout portant, Roumains et Turcs entamaient des conversations et, par un procédé renouvelé du jeu de paume, échangeaient du pain et du tabac, Pauvres diables éternelle chair à canon! quel prétexte vous m'offririez de philosopher!

Que si un compatriote arriéré me demande de quel prix fut payé à la Roumanie le sang de ses dix mille soldats tués pendant la guerre de 1877, je lui répondrai-au risque d'abuser des apologues- en le renvoyant à la fable du Loup et de la Cigogne.

La Roumanie a cédé, volens nolens, les plaines fertiles de la Bessarabie méridionale, et acquis en compensation, aux dépens de la Bulgarie sur l'autre rive du Danube, les marais fiévreux de la Dobrudja. Et la Roumanie se plaint...

« Allez, vous êtes une ingrate,

« Ne tombez jamais sous ma patte. »>

Le soleil se couche, à l'heure où nous traversons le village de Grivitza. Les clôtures en clayonnage sont abondamment garnies de crânes séchés de bœufs, de chevaux et de moutons. Cet usage est très répandu en Bulgarie; on le considère comme une protection contre les maléfices. Les esprits malins, tantôt sous l'apparence de femmes vêtues de draperies diaphanes, tantôt sous la forme d'animaux divers, aiment à se poser sur les ossements blanchis, et s'y trouvent si

bien, qu'ils oublient d'entrer dans les maisons et d'en lutiner les habitants.

L'ombre descend, brunissant les terrains, estompant les détails de Plevna dont les fumées pacifiques montent, sans mouvement appréciable, dans l'air tiède. Devant nous, l'occident retient un reste de lumière, et, sur le fond légèrement doré du ciel crépusculaire, se dessinent en noir les croix des tombeaux. Un recueillement involontaire s'empare de nous; le silence se fait dans la voiture qui foule un sol saturé de cadavres.

J'ai eu plus d'une fois l'occasion d'entendre, de la bouche même de témoins oculaires, le récit de la reddition de Plevna. Les souvenirs me reviennent, et, dans ma mémoire ravivée par la vue des lieux où ces scènes se sont accomplies, les images se dressent avec l'intensité d'une chose vécue: Je revois la petite cabane, isolée là-bas, non loin du pont du Vid, où fut porté le pacha prisonnier dont une balle avait fracassé la jambe, en tuant son cheval; les collines couvertes de milliers de soldats en haillons, spectres faméliques pouvant à peine se tenir debout: l'église encombrée de munitions, d'armes et de blessés; la ville noyée dans un océan de boue, pleine d'objets sans forme et sans nom; les boutiques fermées; les rues vides de vivants, emplies de morts; la vallée barrée par de longues files de chariots; on y a entassé les vieillards, les femmes et les enfants qui avaient espéré de s'enfuir à la suite de l'armée. Partout des guenilles sanglantes, des dépouilles humaines que la botte du vainqueur écrase en passant;

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