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Paris n'aurait pas eu ses aises. La nomenclature de ce qui en sortait, chaque jour, emplirait une page. On y verrait: un fort lot de jeunes filles et de jeunes garçons, deux couples d'âge mûr traînant une chaîne de marmots, les aïeuls des deux sexes, et trois vaches doublées de leurs veaux, qui mêlent une bonne odeur de campagne aux parfums compliqués de la

rue.

Le préfet nous apprend que trois ou quatre maisons, au plus, renferment toute la population israélite de sa ville: trois cents personnes environ. Ce nombre, énorme eu égard à celui des habitations, est très restreint par rapport à l'importance de Plevna, ville de plus de onze mille âmes. On devine que le dernier résultat ne déplaît pas à notre nouvel ami.

Les Bulgares n'aiment pas le juif, concurrent insoutenable. Ils n'ont affaire, cependant, qu'à des juifs espagnols, beaucoup moins dangereux et démoralisés que ceux de la petite Russie ou de la Roumanie. Le commerce de Plevna est, du reste, assez languissant et, bien qu'on élève, chaque année, ou qu'on rebâtisse quelques maisons, le salaire des maçons, qui représente le taux général de la main-d'oeuvre, n'excède jamais quinze piastres (3 fr.), tandis que dans la capitale il atteint souvent le double. Par contre, la valeur de l'hectare de terre cultivable est sensiblement la même que dans la plaine de Sofia: 250 fr. en moyenne. Il faut aller du côté d'Osman-Pazar, dans cette partie orientale de la Principauté dépourvue de moyens de communication, très boisée et peu sûre, pour trouver les prix dérisoires de 20 à 25 fr. l'hec

tare. Avec deux ou trois mille francs, on se paie un village.

Abreuvés de café à la turque et d'eau fraîche, nous sommes revenus sur nos pas, et nous avons traversé Plevna dans toute sa longueur, pour gagner, à l'ouest, l'unique pont de la Grivitza, petite rivière qui reçoit, à un kilomètre de la ville, les eaux de la Toutchenitza, avant de se perdre dans le lit plus spacieux du Vid. Le pont franchi, nous commençons l'ascension d'un plateau limité, d'un côté, par le cours de la Grivitza, de l'autre, par celui de la Bukova. Du haut de ce plateau, on se rend compte de ce que fut une défense désormais fameuse, qui coûta aux Russes plus de quarante mille hommes ensevelis sous des mausolées, dont le nombre dépasse 50 dans le seul district de Plevna.

Ce n'est pas que les Turcs paraissent avoir prévu, de longue date, que la modeste cité deviendrait, par suite des hasards de la guerre et des mouvements stratégiques de l'ennemi, le nœud de cette campagne meurtrière. Au début des hostilités, à peine existaitil quelques batteries, quelques tranchées-abris, et lorsque après la prise de Nicopoli, le commandant du neuvième corps de l'armée russe prescrivit au général Schilder-Schuldner de marcher sur Plevna, la ville était dégarnie de troupes; on ne s'explique guère comment elle ne fut pas immédiatement occupée. Kanitz, dans son ouvrage intitulé: La Bulgarie danubienne et le Balkan, mentionne un fait peu connu que je tiens d'une source autorisée, et dont je puis garantir l'authenticité. Je veux le raconter à mon tour,

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parce qu'il montre bien de quelle importance est, à la guerre, le service d'éclaireurs, si bien compris par les armées allemandes, et la faculté, rare chez les généraux, de savoir saisir l'unique cheveu de l'occasion. Le 6/18 juillet 1877, une trentaine de kosaks, quêtant aux avant-postes, se heurtèrent à Plevna qu'ils avaient d'abord pris pour un village. De peur d'être poursuivis s'ils rebroussent chemin, ils arborent un mouchoir blanc, pénètrent dans la ville en parlementaires, et, n'apercevant aucune trace de garnison,, réclament la reddition de la place au nom de l'empereur. Le Kaïmacam, tremblant de tous ses membres, se déclare l'humble esclave du Tzar, et fait boire l'ennemi à discrétion. Mis en liesse par les libations, les kosaks serrent la main de l'honnête magistrat, parcourent les rues en chantant, et retournent au camp annoncer la bonne nouvelle.

Cependant le Kaïmacam, convaincu que le sort en était jeté, avait rassemblé les Notables bulgares, et leur avait enjoint d'aller, clergé en tête, à la rencontre des Russes. Je laisse à penser s'ils se firent prier. Transportée de joie, la députation se rend en toute hâte sur la chaussée de Nicopoli, mais la nuit vient sans que le moindre libérateur ait paru à l'horizon. Le lendemain, même déception. Vers le soir, la population bulgare, chargée de bouquets et de couronnes, voit poindre, au lieu des Russes, l'avant-garde d'Osman qui entrait dans la ville par le bout opposé.

Le général ottoman avait compris, dès que le plan du grand-duc Nicolas commença à se dessiner, l'importance capitale d'une place qui commandait les

routes de la Bulgarie orientale, et les défilés des Balkans du côté de Sofia. Il quitta précipitamment Viddin. Arrivé trop tard pour secourir Nicopoli, tombée le 4/16 juillet, il se dirige sans hésiter sur Plevna, qu'il atteint juste à temps pour expédier des détachechements à Selvi et à Loftcha, et repousser la double attaque du général Krüdner qui perdit, dans les journées des 8/20 et 18/30 juillet, 253 officiers et 9,907 soldats. Les neuf jours écoulés entre les deux affaires avaient permis à l'énergique pacha d'appeler à lui tous les renforts disponibles, et d'accroître la valeur défensive d'une position, déjà forte par ellemême, à cause des quatre cours d'eau qui séparent les collines relevées en terrasses successives, et de la configuration d'un terrain: les ravins, les vallons et les chemins, disposés en éventail, facilitaient les mouvements rapides de l'assiégé, et entravaient ceux de l'assiégeant par l'écartement progressif des rayons.

Ce que les Turcs surent faire de ce site mouvementé, est admirable; ce qu'ils remuèrent de terre, sous le feu de l'ennemi, défie toute vraisemblance. Deux mois après le commencement du siège, la position primitive était devenue un vaste camp retranché, de six à huit kilomètres de profondeur autour de Plevna, défendu, du côté du nord et de l'ouest, par le Vid, et vers le sud et l'est, par une série non interrompue de tranchées et d'ouvrages de fortification passagère.

Les deux armées se montrèrent dignes l'une de l'autre, car, si les retours offensifs des Turcs ne parvinrent jamais à rompre le cercle de fer et de feu qui les emprisonnait, les deux cent mille Russes furent

impuissants à forcer les dernières lignes de défense des cinquante mille soldats d'Osman; ceux-ci ne cédèrent que devant la maladie, la famine et l'épuisement. Le 28 novembre/10 décembre 1877, ayant vainement tenté un suprême effort dans la direction de Viddin, le pacha blessé rendit son épée mais sans consentir à aucune convention, et en refusant de signer un acte de capitulation. La résistance avait duré 140 jours.

Le but principal de notre excursion était une chapelle élevée, sur l'emplacement de la redoute de Grivitza, à la mémoire des soldats roumains tués au siège de Plevna. Non moins que la sympathie due à une nation de race latine, le souvenir d'un ami de Roumanie qui a combattu là, sous les drapeaux de sa patrie, après avoir servi sous les nôtres en 1870, nous conviait à ce pèlerinage. Je voudrais proclamer que l'édifice, bâti en forme de croix grecque, et dont l'ensemble ne manque pas d'élégance, est un chefd'œuvre; mais ma conscience protesterait. La hauteur, exagérée par rapport à la largeur, donne aux lignes extérieures des proportions peu harmonieuses. A l'intérieur, l'œil est encore moins satisfait. Les portraits du roi et de la reine, peints à la détrempe, des deux côtés de la porte d'entrée, le Christ de la coupole, les fresques murales, sont d'une médiocrité absolue, et la décoration générale de simili-marbre, aux couleurs fausses, d'un sentiment déplorable. Il eut été si facile de laisser à l'église le ton de sa belle pierre blanche, qui lui assurait un caractère de simplicité mille fois préférable à cette ornementation d'un café de ban

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