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ET

EN ROUMÉLIE

CHAPITRE PREMIER

Départ de Sofia.

Personnel et matériel de campagne.

Tach-Kissen. Les hans de Bulgarie. - Premiers vestiges de la guerre de 1877. Alerte.

Histoires de

brigands.

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Arrivée à Orhanié.

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La ville.

10 mai.

A six heures, « le Midi se lève »; à six heures et demie, un étroit phaéton et une talika s'arrêtent devant ma porte. Chacune des voitures est attelée, suivant l'usage du pays, de quatre chevaux rangés sur une seule ligne, comme les coursiers du char an tique.

Un voyage en Bulgarie a cela de commun avec guerre moderne, que le corps d'administration y joue un rôle prépondérant. Les magasins de l'Intendance sont représentés par la talika dont l'intérieur est aménagé avec un art dû à l'ingéniosité de mon compa

gnon. On y a symétriquement disposé les caisses renfermant le linge, les vêtements, les lits de campagne, les ustensiles de cuisine et un service de table en fer battu, des conserves tant animales que végétales, quelques bouteilles de Bordeaux et de Marsala, et même une large provision de pain frais; car, sauf en deux ou trois endroits, nous ne trouverons que la grossière galette, à moitié cuite, qui fait le paysan si robuste mais que repoussent les estomacs trop civilisés.

En cherchant bien, on dénicherait peut-être un flacon de cognac authentique, symbole de notre patriotisme, et, sans aucun doute, un appareil de photographie. J'en suis médiocrement fier, l'Ouest et le Midi possédant une expérience égale - mais nulle - du maniement de cet engin venu à grands frais de Paris.

Le maître, après Dieu, de notre navire à quatre roues répond au nom de Petro: vingt ans ; l'air insouciant et gouailleur; la poigne solide. Est-il Turc ou Bulgare? Est-il bon? Est-il méchant? La suite nous l'apprendra.

Les chevaux de la talika sont aux mains de Méhémet - un vrai Turc celui-là; Turc de Roustchouk.Il a quitté femme et enfants (je dis femme au singulier; la vertu chez les musulmans est la richesse du pauvre) pour entrer au service de M. V. · Galonné sur toutes les coutures; des bottes superbes. Excellent cocher, d'ailleurs, et de plus, un homme; sa taille droite, sa bouche ferme et ses yeux clairs le disent.

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Quant au fidèle Dimitri, qui cumulera les fonctions de valet de chambre, de cuisinier, d'introducteur des

ambassadeurs, d'interprète civil, religieux et militaire, moins timide, il affecterait une supériorité à laquelle il croit assurément depuis que, l'an dernier, nous avons ensemble épuisé, dans une pérégrination de quatre ou cinq mille kilomètres, tous les modes possibles de locomotion, le chameau et le vélocipède exceptés. Le mal de mer l'avait bouffi d'orgueil; aujourd'hui, ce vice renaît sous l'influence d'une casquette neuve.

Sept heures.-Nous partons; nous sommes partis. Le ciel est pour nous. Après une série accablante de mauvais temps, le soleil a paru juste à point pour être du voyage.

La première heure de route est une heure charmante. On a laissé derrière soi, enfermés dans la maison close, tous les soucis, suspendu à un clou sa peau d'esclave de la vie mondaine pour donner un peu d'air à l'homme qui est dessous; l'espace s'ouvre, en même temps qu'un coin d'avenir pimenté d'inconnu, tandis que le cerveau se détend et que la voiture vous berce, à demi inconscient, comme on voudrait être bercé toujours par le va-et-vient de la vie.

Charmante aussi la saison. Le printemps, un peu attardé, éclate dans sa splendeur première, couvre de seigles déjà ployants et de jeunes blés les riches terres noires, essaime toute la gamme des verts, des gris et des bleus dans l'immense plaine de Sofia, aux flancs rapprochés du Vitosch et sur les pentes lointaines des Balkans, met une flamme dans l'œil des fillettes assises, la main sous le menton, aux bords fleuris des sentiers, fait bondir les agneaux et

semble égayer jusqu'aux buffles qui labourent çà et là les vides où l'automne verra s'épanouir les beaux champs de maïs. Un seul être résiste à l'influence secrète le vieux schoptz chemine, immuable sous sa peau de mouton, la tête penchée en avant, condui sant son chariot traîné par des petits boeufs de l'Ukraine aux yeux doux de gazelle.

La talika s'arrête; un des fers s'est rompu. On répare l'accident vaille que vaille, à l'aide de ficelles; mais le grave Méhémet reste soucieux. Cet accroc, au début du voyage, est de mauvais augure. Il a foi aux présages et possède, pour conjurer le sort, des procédés d'un jésuitisme raffiné. Un soir d'hiver, au retour de Samakow, un lièvre traversa la route :

- Le loup! le loup! crie Méhémet.

- Mais non, imbécile, lui dit son maître, c'est un lièvre.

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Oh! ne l'avoue pas, insiste l'autre. Un lièvre rencontré porte malheur. Il n'y a qu'un moyen de s'en tirer; ferme les yeux et dis : « le loup ! le loup !! le loup !!! »

Une chose me préoccupe plus que la défaillance de la talika: suivant les traditions de cette race sans cœur, notre cocher a placé au milieu de l'attelage deux bons chevaux et, aux extrémités, deux rosses inquiétantes. Nous n'avions pas franchi dix kilomètres qu'elles se donnaient le mot pour marcher alternativement sur trois pieds. C'est peut-être fort incommode mais ce n'est pas gracieux, et moi qui ai le malheur de compatir aux souffrances des bêtes, je sens. tomber déjà la belle sérénité du début. Je la retrouve

heureusement sous les frais ombrages, où nous faisons halte pendant un quart d'heure.

Un peu plus loin, Petro retient brusquement ses chevaux, descend de son siège dans la prairie, s'agenouille dévotement et, écartant les herbes, semble baiser le sol avec ferveur. Mon gaillard s'abreuve tout simplement, et s'étonne que nous ne l'imitions pas, car l'eau a la réputation d'être exquise. Chez nous, les charretiers stationnent devant l'auberge où se débite certain petit vin que l'on connaît. En Orient, telle source possède la même attirance. Petro, en dépit de son nom, serait-il Turc? Les Turcs, en effet, sont les grands virtuoses des fontaines. Ils ont coutume de s'assembler pour déguster et classer des eaux de diverses provenances, comme nos gourmets pour savourer des vins de différents crus.

La montée du premier gradin des Balkans commence. La route est empierrée sur une longueur de plus de cent mètres res miranda populo, car l'entretien des chemins ne compte pas au nombre des principales préoccupations de la Bulgarie autonome. - Ce luxe s'explique par la nature des gisements, riches en excellente pierre. C'est de là qu'on a extrait la plus grande partie de celle qui a été employée à la construction du Palais de Sofia. Par contre, les fossés, amorcés en maint endroit, ne sont achevés nulle part. J'ai souvenir d'un enfant cruel qui jeta un jour, en plein festin, au nez d'un père peu éloquent, cette indiscrète interrogation « Papa, pourquoi que tu commences toujours tes phrases et que tu ne les finis jamais ? » Pour tout ce qu'entreprend la jeune Prin

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