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science à Quimper-Corentin, et à Carpentras, aussi bien qu'à Paris. Je ne prétends pas que cette supériorité soit toujours affichée; par science ou par instinct on la dissimule, mais elle existe et dénote un état social perfectionné... pas meilleur qu'un autre.

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Le goût de la musique est assez répandu; on organise, en faveur d'oeuvres de charité, des concerts très honorables. La diplomatie, conservatoire de toutes les aptitudes a révélé des sujets de premier ordre dans le jeu des charades; on s'est même élevé jusqu'à la comédie de société, mais des causes difficiles à analyser ont tué ce divertissement dans l'œuf. Il n'a persisté que dans le monde russe.

Sous une forme plus enfantine, l'art dramatique se manifeste périodiquement à l'école israélite; des petits juifs, aux pieds crottés, déclament les tragédies de Racine. L'école française des filles soutient la concurrence et répète, chaque année, pour la distribution des prix, un ou deux drames à effet. Les parents, de nationalité variée, exultent en écoutant leurs progéni. tures débiter, sous les traits de Marie Stuart, d'Élisabeth, et de dames extrêmement titrées de la cour d'Angleterre, d'attendrissantes tirades, avec un aplomb de race et particularité piquante - avec l'assent du pur marseillais. Est-ce que les Méridionaux, qui déjà ont envahi Paris, seraient en train de conquérir le monde ?

Je n'ai jamais entendu, sans une secrète émotion, le français résonner à mes oreilles, si loin de la patrie. Que la prononciation soit provençale, auvergnate ou normande, il est utile que notre langue soit apprise à

l'étranger, non pour la satisfaction d'un vain sentimentalisme, mais pour des motifs plus graves d'intérêt politique, et même, d'intérêt commercial. La communauté de langage est le véhicule le plus naturel de la propagation d'influence et des relations d'affaires. Les Anglais l'ont compris. Ils travaillent énergiquement à nous déposséder, en Orient, d'un privilège qui date des croisades; ils ont couvert de leurs écoles la Palestine et la Syrie; à Chypre ils tendent ce qu'ils feront demain en Égypte à éliminer des emplois publics ceux qui ne parlent pas leur seul idiome. D'autre part, l'Italie dégagera, un jour ou l'autre, de notre protectorat, ses nombreux missionnaires du Levant.

Le moment serait donc mal choisi de renier les religieux à qui nous devons la diffusion du français dans la Méditerranée; il serait, au contraire, tout à fait opportun, pour semer dans la presqu'île des Balkans les germes d'une influence pacifique, qu'il ne dépend que de nous d'asseoir. Mais ce moment psychologique sera court. L'Autriche, désireuse de vulgariser l'allemand dans la Principauté, y est efficacement aidée, en l'état actuel des communications, par l'immigration de ses nationaux, et par le courant d'importation de Vienne à Sofia. Elle rendra, en peu d'années impraticable, une lutte aujourd'hui possible. L'enfant bulgare témoigne d'une préférence indéniable pour le français, et le père incline ses sympathies du côté d'une nation, pour lui inoffensive, dont les intérêts, conformes aux siens, ne revêtent pas un carac

tère de nature à léser, inquiéter même, les autres puissances (1).

Au point où il est parvenu, le monde de Sofia traite d'égal à égal avec l'Europe civilisée. Il a expérimenté les finesses des dîners intimes, les splendeurs des festins d'apparat, les sensualités plus grisantes des soupers mouillés de champagne, les belles folies des bals costumés, les péripéties des batailles de dames, le steeple-chase des rivalités d'amour-propre; il a inscrit à son actif un duel équivoque, et un suicide certain. Il aspire, désormais, à tous les genres de succès.

J'aurais bien mal réussi à donner la note juste de ce milieu exotique, s'il était besoin d'insister sur le trait qui assure son originalité : j'entends cette camaraderie courtoise, particulière au noyau d'étrangers qu'on est en droit d'appeler les initiateurs de la vie élégante en Bulgarie. Les récentes velléités d'ostracisme ont plutôt resserré sa cohésion. Je ne prétends point que, dans l'église mère, il ne s'est pas formé des diminutifs de chapelles, mais tous les fidèles communient à la même table, sous les espèces du five o'clock tea. Que des bipèdes, comme vous et moi, se rencontrent, plusieurs fois chaque jour, avec un plaisir sans

(1) Le « moment psychologique » a été encore plus court, et la susceptibilité de l'Autriche plus ombrageuse que je ne le prévoyais. Depuis mon retour en France, les Pères de l'Assomption, qui dirigeaient une école française de garçons, ont dû quitter Sofia,« parce qu'ils faisaient obstacle à propagande autrichienne. » L'élément français n'est plus représenté que par l'école des filles, tenue par des Sœurs de l'Apparition.

cesse renaissant, n'est-ce pas une nouveauté hardie, presque un miracle?

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J'ai dit : « plusieurs fois chaque jour ». C'est qu'en effet, les voluptés du soir ne contiennent pas tout le programme du fortuné viveur de Sofia; le grand air a aussi ses réjouissances. L'hiver le traînage et le patinage, A l'origine, on glissait, coram populo, sur la première glace venue. Depuis, un club s'est réuni; on a loué, inondé et enclos un terrain, à la plus grande gloire des dames russes, les premières patineuses du monde. L'été, la gentry n'a que l'embarras du choix entre le croket, le lawn-tennis, les promenades à cheval, le tir aux pigeons... de verre, et par-dessus tout les pique-nique, quand un pionnier intrépide a signalé, dans les environs de Sofia, un arbre assez sérieux pour servir de parasol.

La chasse mériterait une mention spéciale. Le prince Alexandre, cavalier hors ligne, n'aime que la chasse à courre, dont les lendemains sont des jours d'anéantissement pour ceux à qui échoit le périlleux honneur d'accompagner Son Altesse. Les sujets ont la ressource de la chasse au chien d'arrêt. La perdrix grise se méfie dans cette plaine facile à battre; les coteaux conservent quelques perdrix rouges, mais le gibier le plus abondant est sans contredit le lè vre; en maint parage, on en fait de véritables hécatombes. Au marais de Koumanitza, les oiseaux d'eau pullulent. Le passage des bécasses, très inégal d'une année à l'autre, dure peu, le pays déboisé offrant peu d'abris. A l'automne, des ours bruns, de haute taille, élisent domicile sur les ressauts inférieurs du Vitosch

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pour s'engraisser de maïs, en prévision des abstinences hivernales. Le paysan, familiarisé avec tous les genres de pillage, tolère ces hôtes gourmands, cependant il concourt avec zèle (moyennant finance) aux traques organisées par les étrangers. C'est un sport attrayant, moins dangereux qu'on le supposerait, et praticable à une faible distance de la capitale (de 20 à 30 kilomètres. Dans les Balkans, du côté de Guintzi, vit une espèce, plus petite, d'ours noirs; mais elle est déjà hors de la sphère d'action normale de l'habitant de Sofia. De même les cerfs, les chevreuils, les chamois... L'état des chemins et l'absence de gîtes compliquent les difficultés du déplacement et font de ces chasses, rarement entreprises, des expéditions inconciliables avec les ressources d'un Nemord isolé ou amoureux de ses aises.

Souvent, lorsque la neige a repris possession de son empire, des voitures à quatre chevaux, pleines de gens emmitouflés, galopent à outrance sur la route de Constantinople. La guerre est déclarée aux loups par l'aréopage diplomatique, travesti sous les costumes les moins officiels; les jeunes sont partis, la veille, pour préparer la bataille, et recruter les rabatteurs au village de Yẻni-Han. Le terrain de chasse se compose d'une série de mamelons peuplés d'épais taillis; douze ou quinze fusils, convenablement espacés, suffisent à garder la ligne de tir. En général, des loups rusés on n'aperçoit que les traces; on se venge bellement aux dépens des lièvres et des renards, qui s'affolent sous les pas d'une trentaine de paysans bien gorgés. Peu de battues sont sans résultat et

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