Page images
PDF
EPUB

voile au vent favorable: les uns dévoués au pouvoir jusqu'au servilisme, les autres hostiles jusqu'à la trahison. Ceux-ci forment ordinairement la classe la plus nombreuse, attendu que le pouvoir, toujours battu en brèche, est toujours à la veille d'une défaite mortelle. La magistrature, elle-même, n'échappe pas à la contagion, et il faut être en Bulgarie pour assister au joyeux spectacle, d'un tribunal condamnant en police correctionnelle le ministre de la justice, sur la plainte futile d'un opposant quelconque.

Arbitraire et anarchie, voilà la résultante fatale de l'ensemble d'une situation, dont je n'ai esquissé que les moindres traits, laissant, à dessein, dans l'ombre beaucoup d'autres détails auxquels je me suis interdit de toucher. On ne saurait trop louer la sagesse d'un peuple qui, au milieu de pareils éléments de trouble et d'agitation, vit imperturbablement sa vie de buffle paisible, poussant sa charrue, récoltant ses blés, conservant une sérénité en désaccord avec les allures désordonnées de ses gouvernants.

Le prince Alexandre, dans la loyauté de sa jeunesse confiante, s'est plus d'une fois posé cette question: comment des paysans, qui se signent dès qu'ils m'aperçoivent, s'agenouillent devant moi, sur le bord des chemins, et me traitent à l'égal d'un Dieu descendu sur la terre, me jettent-ils incessamment à la tête des députés ennemis? Je serais bien surpris, si l'expérience n'avait apporté au souverain la réponse.

Nous laissons le drame électoral se poursuivre, et nous allons déjeuner, avant de partir.

A la sortie de Kustendil, on ne tarde pas à retrouver les berceaux de saules, protection inefficace contre le soleil, à ce moment de la journée. La chaleur devient accablante, pendant les deux heures de montée, dans le couloir qui sert de communication entre le plateau de Kustendil et celui de Radomir. Jamais ravins ne furent plus desséchés et plus desséchants, plus maussades et plus solitaires. Voici pourtant un campagnard qui suit pédestrement un bidet, sur le dos duquel sa femme se prélasse, affourchée. Cette situation réciproque est remarquable dans un pays, où d'ordinaire le beau sexe voyage à pied, et le mari à cheval, ainsi qu'il convient aux seigneurs et maîtres.

Le col franchi, un air plus frais nous ragaillardit, et, malgré la double chute du cheval déjà endommagé, nous ne nous lassons pas d'admirer la plaine de Radomir, comparable à un océan de blé. Sur le fond occidental, les coteaux, très boisés, s'arrondissent en courbes harmonieuses, et vers la droite, le Rhodope dessine les lignes classiques de sa chaîne, tandis qu'à l'extrémité opposée, la petite ville sommeille dans un nid de saules et de noyers.

Des bandes de Bulgares viennent d'élire leur député. Le contraste est frappant entre les cavaliers, longs et larges, et leurs montures, fines et nerveuses; la race des hommes est belle. A voir ces robustes gaillards, la poitrine rouge au vent, hiver comme été, et le buste bien planté sur des jambes musculeuses, on sent qu'il y a en eux l'étoffe d'un peuple solide, qui saura défendre un jour sa place au soleil, si la diplomatie lui permet de vivre; on a plaisir à

constater la bonhomie et la tranquillité d'allures de ces rudes paysans. Peut-être découvrirez-vous, au fond d'une talika, quelque dormeur à qui ne messiérait pas le manteau de Noé; mais, parmi les piétons et les cavaliers, il n'en est pas un seul qu'on puisse accuser de libations exagérées. N'est-ce pas méritoire par une journée de grosse chaleur et de fièvre électorale ?

Des femmes, vêtues de leur costume du dimanche, chantent parmi les blés, luttent d'éclat avec les coquelicots. Tout ce monde a l'air parfaitement heureux, et je ne connais pas de contrée, en France, où l'on pourrait chercher une population agricole mieux habillée, plus vigoureuse et plus avenante. Ce que nous appelons : « les pauvres » est une secte ignorée des campagnes bulgares.

[ocr errors]

Quel est le voyageur de bonne foi qui n'a commis, en se mêlant aux races primitives, le sacrilège de mettre en doute la vertu de cette panacée, dont nous tenons boutique nous autres vieux d'Occident sous le nom sonore de civilisation? On fera les Bulgares plus riches; on leur créera des besoins et des jouissances factices; à la tête de la nation, une élite s'affinera, et paiera son tribut à l'omnium de l'esprit humain rendra-t-on la masse plus heureuse?

A Radomir, sonne, pour la dernière fois, le mauvais quart d'heure de l'installation. Cette jolie bourgade ne recevra pas la médaille d'or de l'hospitalité : après avoir reculé devant les deux auberges, nous allons frapper à la porte d'une maison privée, qu'on

nous indique comme étant digne de nos Altesses; cette porte a refusé de s'ouvrir.

[ocr errors]

<< A quoi donc travaillent-ils objecte à mon domestique le farouche propriétaire puisqu'ils ne veulent leurs chambres que pour la nuit ? Ça n'est pas clair; qu'ils aillent au diable » !

Expliquer à un Bulgare bulgarisant : qu'on voyage << pour voir », et qu'on se donne du mal «< pour ne rien faire », c'est lui, parler une langue incompréhensible.

De guerre lasse, ayant piétiné dans toutes les rues pendant que nos cochers se morfondent, nous prenons le parti de faire déménager et nettoyer deux horribles pièces dans le plus horrible des hans. Le handji prête la main à l'enlèvement de son mobilier et de ses illusions, avec l'inaltérable bonne grâce que nous avons constamment rencontrée chez ses confrères. Essayez donc de pratiquer la même opération dans l'auberge d'un de nos villages, et vous me direz comment vos ouvertures auront été accueillies par le patron du Grand-Coq ou du Boeuf-Couronné!

CHAPITRE XXXII

Les horloges municipales. L'heure à la franque et à la Les opinions politiques d'un handji. — Vladaïa. Baly-Effendi. — Retour à Sofia.

turque.

9 juin.

Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! Nous avons dormi, d'un sommeil miraculeux, dans ce gîte suspecté. Nos montres, aussi, ont dormi, au point de ne vouloir pas se réveiller; et, plus à plaindre que le héros d'Hoffmann qui avait perdu son ombre, nous avons perdu notre heure, grave accident en Bulgarie, où la mobilité de la femme n'est rien, en comparaison de celle des horloges municipales : des différences d'une heure existent entre deux villes voisines. Il est vrai que, du haut de leurs tours de bois, les mesureurs du temps crient dans le désert. Personne ne songe à les écouter, par la raison qu'ils parlent à la franque, et que la population a, presque partout, gardé l'habitude de compter à la turque, c'est-àdire en prenant, chaque jour, pour point de départ

« PreviousContinue »