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barbouillés jusqu'aux yeux du sang des fruits mûrs, des enfants mêlent leurs rires aux roulades des rossignols, tandis que l'ombre veloute la pourpre des toits et le vert mourant des gazons.

CHAPITRE XXXI

Kustendil (suite). Un jour d'élections législatives.

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- Le suffrage universel dans la

Études d'après nature. Principauté. — Départ de Kustendil. Le plateau de Radomir. La population rurale et les bienfaits de la civilisation. Les auberges de Radomir.

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8 juin.

La ville, hier si vivante, semble morte aujourd'hui avec ses boutiques verrouillées et ses rues désertes. Les hasards d'une promenade matinale me conduisent à une grande cour, où se presse une foule houleuse dont les allures sont, pour moi, une énigme : ce n'est pas une noce, puisque ce grand brun a l'air gai; ce n'est pas un enterrement, puisque ce petit blond a l'air triste. Est-ce la fin d'un bal de nuit? Il n'y a pas de femmes. Le début d'un marché? Il y a peu ou point de juifs. — C'est plutôt un meeting, car voici des popes; mais en l'honneur de quel saint Pardieu ! en l'honneur de saint Scrutin. Un anachorète du Rilo est seul capable d'avoir oublié que le soleil du 8 juin éclaire la fête des élections législatives. Certain ministre n'a pas dédaigné de venir, la semaine dernière,

évangéliser, lui-même, la population de Kustendil. Va-t-on recueillir la moisson du bon grain semé par la main officielle?

Au milieu des flots de paroles qui se heurtent, et du mouvement des principaux acteurs qui se bousculent sous la vérandah de la maison municipale, on parvient à saisir le sens de la pièce. Un jeune homme, à barbe rousse, après avoir lancé, d'une voix bien timbrée, l'appel : « Gospodars!» (Messieurs) s'écoule en un discours, débité avec cette facilité de langue et de geste propre aux races slaves. On procède à l'élection des membres du bureau: deux papas, et plusieurs paysans ou bourgeois, sont présentés à l'assistance, acclamés ou blakboulés. Il serait amusant de dessiner les bons «Igalbes » qui apparaissent successivement au-dessus des boîtes en fer-blanc, dans lesquelles mijotera, tantôt, le consommé électoral. Chacune de ces boîtes est assez vaste pour loger un candidat.

Le bureau constitué, on distribue des petits papiers blancs et des crayons. Le peuple souverain se disperse et se reforme en divers groupes; le spectacle devient attachant.

Les paysans illettrés sont en majorité; ils recourent aux crayons de bonne volonté, si offrants qu'on n'a que l'embarras du choix. Ici, le scribe est un villageois; il inscrit lentement, et en silence, les noms dictés par les camarades ; — là, c'est un citoyen de la ville, affectant un air de supériorité comique et discutant, avant d'écrire, les titres des candidats. Inutile de dire combien la fraude serait aisée. Vous m'ob

jecterez que, par nature, la Bulgarie se méfie, et je vois, en effet, deux ou trois électeurs consulter les voisins, réclamer la lecture de leur bulletin, pour s'assurer qu'on ne les a pas joués; mais la masse y va, bon jeu, bon argent.

-

Plus loin, des Turcs, assis en rond, ont allumé les longs chibouks, et ne semblent pas impatients de s'exécuter; sans doute leur choix est fait. Les tziganes vont de l'un à l'autre, une rose sur l'oreille, avec l'insouciance de grands enfants, habitués à considérer les choses par le côté gai. Peu de juifs.Quelques vieilles peaux de mouton errent, d'une allure penaude et soupçonneuse, leur papier à la main, impuissants à se décider. — D'autres, encore mieux inspirés, et jugeant prudent de ne pas voter, prennent la tangente et gagnent la porte, en n'ayant pas l'air. La police, qui veille, les contraint à rentrer dans le devoir et... dans la cour. Eh! gendarme, et la liberté ?...

Je ne m'érige point en ennemi systématique du suffrage universel. J'estime qu'il est logiquement au bout de la voie dans laquelle on s'engagea le jour où le principe du droit divin fut remplacé par la souveraineté du peuple. J'admets que, malgré ses imperfections pratiques, il puisse être, chez une nation aussi déniaisée que la nôtre, un instrument assez précis pour indiquer le niveau de l'opinion dominante. Mais avoir voulu porter, de prime saut, à ce dernier terme de l'expérience d'un vieux peuple qui a goûté de tous les systèmes de gouvernement, une jeune nation, composée de paysans et de fonctionnaires, c'est une

de ces joyeusetés dont la politique a le monopole. Dans un pays ainsi constitué, interroger ce que nous appelons : l'opinion publique, c'est donner la parole au néant, si l'on entend par « l'opinion publique » le sentiment raisonné du plus grand nombre. Or, je serais curieux de savoir quelle est l'opinion du troupeau des paysans bulgares, en dehors de cette double aspiration s'affranchir des impôts jouir de routes les terres; plus curieux encore, d'être informé de quelles lumières peut bien inonder un gouvernement cette instinctive religion d'un égoïsme ignorant, négation même de tout gouvernement. Restent donc en présence deux opinions: celle des malheureux qui sont au pouvoir, et celle des heureux qui le convoitent; je n'aperçois pas la moindre inconnue à dégager de la manière de voir des uns et des autres.

Ce qui doit forcément résulter de cette situation se déduit sans peine : Les élections, en Bulgarie, ne sont que la trituration d'une pâte molle, et cette pâte molle retient l'empreinte de la plus énergique pression, rarement celle d'un gouvernement divisé; presque toujours celle d'une opposition unie jusqu'à l'heure de la victoire. Telle est l'une des raisons de l'instabilité des cabinets bulgares. — Je dis «< l'une des raisons»; il en existe d'autres, d'un ordre plus délicat, et que je ne saurais aborder incidemment.

Si, encore, le paysan mettait sa gloire à exercer ses droits de citoyen, on espérerait que l'apprentissage ne sera pas long, et que son bon sens lui enseignera vite à démêler de quel côté sont ses véritables intérêts; mais, loin de s'en montrer fier, il y répugne, non

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