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gent que celui des écuries d'Augias, occupe un bon quart d'heure et permet aux retardataires d'arriver avec les provisions. Mais, l'élan étant donné, nous confectionnons, nous-mêmes, une omelette de qualité supérieure à celle d'un méchant vin que je ne recommande pas à nos successeurs. Pendant le repas, un douanier rouméliote nous fait subir un interrogatoire sommaire qu'il clôt par un profond salut.

Ce coin de Bania est tout à fait souriant. Malgré le soleil, apparu soudainement avec un cortège de rayons surchauffés qui annoncent l'orage prochain, je me plais à errer au milieu de bosquets naturels que sillonnent les eaux courantes et qu'égaient des milliers d'oiseaux.

Le soleil s'en va, comme il était venu, et le tonnerre éclate, accompagné d'un vrai déluge. Je me réfugie sous le kiosque sacré. Des enfants turcs y sont déjà, couchés sur les bancs. Parmi eux, une enfant merveilleusement jolie. Son frère, gamin de dix ans, délicat et pâle, aux attaches fines des rejetons de vieille race, me toise avec des yeux inquiétants à force d'être inquiets. Je suis bien pour lui le ghiaour, d'autant plus maudit que, de jour en jour, il devient visiblement le plus fort. La fillette, trop intelligente pour avoir des préjugés, et trop curieuse pour fuir l'étranger, ne demanderait qu'à entrer en relations avec un morceau de chocolat, mais le « féroce musulman » la saisit, desserre les menottes crispées à la balustrade, et l'entraîne. La victime me lance des regards navrés et adresse au sac du photographe un adieu passionné;

ce n'est pas la première fois que ce diable de sac nuit à mes succès personnels.

Le petit drôle a eu la prétention de m'être désagréable; aussi est-ce avec un plaisir sans mélange que je le vois choir sur son... fanatisme, au beau milieu d'une flaque de boue.

<< Tel cuide engeigner aultrui qui souvent s'engeigne soi même. »

A dit un observateur.

Je ne suis pas seul à rire; ma gaieté se communique à une femme bulgare qui barbote avec son bambin troussé jusqu'au nombril, et enchanté d'enfoncer ses petons dans les ruisseaux débordés. Un autre, plus jeune, emprisonné dans un maillot sur e dos maternel, pleure de rage de n'en pouvoir faire autant. « Tu ne te plais que dans le désordre »>, disent nos mères européennes à leurs enfants turbulents; le mot est vrai dans tous les pays.

Fatigué d'espérer, je désespère de voir la fin de la pluie et je me résigne à regagner, sous l'eau, le grand hôtel de Bania où le malheureux Jules se débat, aux prises avec une poule amoureuse, véritable Sapho qui le poursuit sans trêve et refuse absolument de le quitter. La police, représentée par le handji, intervient, et la violence est seule capable de mater une passion née d'un morceau de pain innocemment émietté. S'abstenir, en voyage, des avances aux gens que l'on ne connaît pas.

Et la pluie tombait toujours! On rabat la capote; on relève le tablier; on sort les caoutchoucs, les couvertures, et, ficelés comme des momies, encaqués

comme des sardines, nous recommençons à rouler et à tanguer, tristes de ce que nous voyons dans l'étroite embrasure de notre cachot, tristes surtout de ce que nous ne voyons pas, car, derrière ces nuées jalouses, se dérobent des sites réputés d'une exceptionnelle beauté.

A la douane bulgare, deux oiseaux rares: un employé, perspicace au point de comprendre à priori que nous sommes purs de contrebande, et poussant la discrétion jusqu'à ne pas ouvrir nos malles, une magnifique cigogne noire qui s'enlève lourdement, à quelques pas de nous, en faisant claquer son long bec rouge.

Une heure après, Samakow étalait, sous nos pieds, ses maisons, ses jardins et ses mosquées. Nous nous délectons à ce spectacle, avec le ravissement de gens échappés à d'affreux casse-cou et la tendresse d'efféminés qui vont se retremper dans les délices d'un gîte de bon propriétaire. Ce gîte est la succursale d'été du palais bâti à Sofia par mon compagnon.

CHAPITRE XXIII

Ce qu'on voit à Samakow. - L'Isker. — L'industrie du fer.

Son outillage, sa décadence, son avenir.

Exécution

du cocher Petro. · Les touristes dans l'embarras.

31 mai.

Samakow, ville de dix mille âmes, chef-lieu d'un arrondissement compris dans le district de Sofia, n'a rien qui puisse exciter, à un haut degré, la curiosité de l'étranger. On y voit ce qu'on voit partout en Bulgarie des minarets plus ou moins avariés, des fontaines turques, des saules émondés, des maisons de bois, des boutiques si exiguës que le marchand, pour peu qu'il ait du ventre, éclipse sa marchandise, et, les jours de marché, un encombrement de chars à bœufs, de chevaux de selle et de bêtes à deux pieds de l'un et l'autre sexe; mais la gloire de Samakow c'est sa rivière, c'est l'Isker le plus grand cours d'eau de la Bulgarie. Descendu dans la plaine de Sofia, il se fraie une route à travers le massif du balkan occidental, oblique à droite de Vratza, et, décrivant d'interminables circuits, va rejoindre le Danube,

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à distance égale de Rahova et de Nicopoli, sans avoir desservi aucune localité populeuse, sans avoir porté la moindre barque, sans autre service rendu que la mise en mouvement de quelques moulins.

Je me trompe; l'Isker a bien mérité de la principauté en trouant, de part en part, le balkan de Vratza et en montrant la seule voie directe par laquelle on puisse espérer de relier un jour Sofia au Danube par un chemin de fer.

Sorti des montagnes voisines, il conserve, sur le plateau uni de Samakow, des allures de torrent : changeant de lit selon ses caprices; tantôt, à la fonte des neiges, envahissant et tumultueux; tantôt amaigri et haletant dans sa lutte avec les millions de galets qu'il emmagasine depuis des siècles; en toute saison, fureteur, indiscret, bavard, perpétuellement en quête d'issues nouvelles pour ses eaux inquiètes. En somme, un bourru bienfaisant qui fait la joie des ménagères, la gaieté des cours et des jardins, emplis des sonorités de son flot clair.

Les environs de Samakow réunissent l'utile à l'agréable. Cette plaine, d'une altitude de plus de 900 mètres, produit des blés d'excellente qualité, et ses pâturages nourrissent un nombreux bétail. La ville est le centre d'un commerce assez actif de beurre et de fromages. Des forêts, d'essences variées, couvrent les pentes des montagnes, dont le dessin correct donne au fond du tableau un caractère de majestueuse grandeur. Des vallons, d'une sauvagerie qui n'exclut pas la grâce, attendent patiemment que les délicats de l'avenir viennent y établir leur résidence

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