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Départ à huit heures; route de plaine endormante. Les touristes, qui ont trop mangé la veille, tombent dans un état léthargique peu favorable à la vivacité des idées. Tout ce que je sais de cette contrée, c'est qu'il y a du blé, des rats, encore du blé et des tumuli. Sur l'un de ces cônes, une maison de cantonnier est fièrement campée. Un autre sert de piédestal à deux

monuments russes.

Non loin de Tatar-Pazardjik, une halte de tziganes maquignons dessine, sur le ciel, des groupes de tentes délabrées, de femmes noires, de chevaux en liberté, et d'enfants nus au ventre rebondi.

Un spectacle, plus pittoresque encore, nous attend aux portes de la ville. Assis en rond, une soixantaine de Turcs et de tziganes foule bigarrée de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel

suivent avec recueille

ment les péripéties d'une lutte à main plate. La lumière crue donne un vigoureux relief aux muscles saillants des deux athlètes, statues vivantes de bronze florentin. Le marché d'hier aura été bon; les libres enfants s'amusent.

L'impression est un fruit qui ne repousse jamais sur le même arbre. Si maigre qu'ait été ma récolte, l'an dernier, à Tatar-Pazardjik, elle est faite et je me garderai de demander à cette ville, née au commencement du xve siècle d'une immigration de Tatares d'Asie Mineure, autre chose qu'un déjeuner. Notons cependant, à la gloire de la Roumélie orientale, qu'un Grec intelligent a eu l'audace de consacrer une somme importante à l'achat de machines agricoles, et qu'il écoule facilement ces instruments de progrès auxquels nos paysans ont été si longtemps rebelles.

Vers le quinzième kilomètre, nous distinguons, sur la droite, le village et la gare de Sarembey pointant au-dessus des verdures. Pendant que le cocher change la combinaison des attelages (un de nos vieux chevaux a donné des signes de fatigue) défile une escouade de faucheurs descendus de la montagne. Ils vont se louer, pour la moisson, et emportent avec eux tout leur bien. Les femmes et les enfants sont empilés dans des chariots à boeufs. Une douzaine de chevaux attachés, tête à queue, suivent docilement le corps. d'armée que précède un joueur de cornemuse. Un berger, qui paît des moutons dans la plaine, lui répond avec sa flûte de roseau.

Un dernier coup de collier nous amène, par un chemin épouvantable, à Bellova, tête de ligne du

chemin de fer de Constantinople; neuf est le han, bonne sera la nuit.

Le premier être humain s'y manifeste sous les traits d'une petite Allemande de Philippopoli, blonde comme les blés. Outre sa langue natale, cette bambine de dix ans parle, à la perfection, le français et nous adresse l'embarrassante proposition de passer du français au turc, du turc au polonais, au grec ou au bulgare, ad libitum. Ces phénomènes, qu'un père madré promènerait, chez nous, dans les foires et les sociétés savantes, pour s'en faire dix mille livres de rente, ne sont pas rares en Orient. L'aplomb et l'entrain du diablotin en jupe courte sont irrésistibles; elle nous pourchasse de bas en haut, de haut en bas, et nous régale de son gentil verbiage. Comment est-elle ici? Nous le savons avant de l'avoir demandé : elle est tombée du premier étage de sa maison; elle a failli mourir, et, pour se remettre, on l'a envoyée à la campagne auprès de son oncle. « Je boite encore un peu dit-elle mais cela ne paraît presque pas, parce que je ne veux pas qu'on s'en aperçoive »; et de couler un regard de petite femme; coquette déjà, heureuse qu'on s'occupe d'elle, commère en diable, s'inquiétant d'où nous venons, où nous allons... O sexe précoce!

Autour de la gare, trois ou quatre auberges et quelques champs de blé absorbent un étroit vallon, étranglé à ses deux extrémités, et dominé par des coteaux verdoyants. Le village de Bellova est situé à une bonne heure d'ici. Un peu plus loin, commence la forêt concédée au baron Hirsch. L'endroit a mau

vais renom; c'est un des repaires du brigandage. Les bûcherons ne sont pas tous à l'abri du soupçon, sinon d'affiliation directe aux bandes qui travaillent, de temps à autre, dans cette région sauvage, du moins de complicité. C'est ce qu'en Italie on appellerait des « manutengoli».

La gare effleure le cours de la Maritza. Dans l'enclos, sont symétriquement entassés des sapins équarris ou débités en planches par les scieries de la forêt. Chaque jour, douze ou quinze wagons chargent ces bois, dont une partie appartient à des particuliers qui exploitent dans le voisinage de la concession Hirsch. Exploiter est-il bien le mot propre, et ne serait-il pas plus exact de dire dévaster? Des gens du pays, encore jeunes, ont vu des futaies séculaires ombrager les espaces où de maigres taillis se disputent aujourd'hui les dernières mottes de terre végétale. Tel est le sort des pays faiblement organisés. L'Algérie n'échappe pas à cette loi, et notre occupation a été impuissante à enrayer les progrès du déboisement. Ce qui peut nous consoler c'est que Salluste signalait déjà le mal, quelque quarante ans avant JésusChrist, et, ma foi! il reste bien encore de beaux arbres dans l'Afrique méditerranéenne.

CHAPITRE XXII

Une caravane de Karavalaques.

Bania.

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nue. Les chemins de fer de la péninsule balkanique. Un fanatique de dix ans. Une poule entreprenante. Un temps de chien.. La frontière bulgare.

Arrivée à Samakow.

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30 mai.

Au moment où nous terminions les préparatifs du départ une caravane de Karavalaques (Valaques noirs) débouche de la coulée de l'ouest et vient stationner, un instant, à la porte du han. La bizarrerie de l'accoutrement et la crânerie des attitudes donnent du caractère à ce groupe déguenillé. Les traits sont fortement accentués; les cheveux, très longs, pendent le long des joues maigres, couleur de cuivre. Presque tous portent, par-dessus leurs vêtements, un grand manteau noir en poil de chèvre. Les chevaux, de taille médiocre, entraînés comme des pur-sang de course, ont des jambes d'acier.

Ces Karavalaques font partie des essaims vagabonds, dont nous avons rencontré déjà les fragments. Ils entreprennent, ici, les transports de

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