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CHAPITRE XVII

Encore la noce. Le cheval malade et la sorcière.
L'instruction publique à Kalofer.

professeur F.

Descente dans la vallée du Giuopsou.

des veuves. »

Tentations d'un bibelotier. »

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Le

· Karlovo, la cité

Le la

Cour

La cascade de Une étape eni

25 mai.

A six heures du matin, je suis réveillé par un aubade: la noce d'hier a repris sa promenade, au complet cette fois. Le marié, gendarme timide, donne le bras à une mariée (pas timide du tout), vêtue d'une robe d'un violet féroce, taillée « à la franque » et la tête nimbée de longs voiles de tulle blanc lamé d'argent. Le couple est précédé d'un musicien qui tire des sons aigus d'un fifre imperceptible, et suivi par un troupeau de femmes. Un joueur de biniou commande la droujina des hommes.

L'abominable froid du col de Chipka nous aura été fatal: à moi d'abord, qui ai rapporté des hauteurs une névralgie bien conditionnée, et au meilleur cheval

de la talika, dont les jambes, à demi paralysées, ne fonctionnent plus que par la force de l'habitude. Comme on songeait à l'abandonner, Méhémet a eu la lumineuse idée de recourir à une sorcière ; celle-ci est déjà venue, en grand mystère, hier soir, et à notre insu. Nous l'avons surprise, ce matin, au moment où elle répétait les simagrées de la veille.

Un littérateur de profession ne négligerait pas de brosser, sous prétexte de couleur locale, un tableau des plus réussis. La vérité m'oblige à confesser que la sorcière est une paysanne comme les autres, opérant sans mise en scène exagérée. L'outillage de sa diablerie se compose d'un vase rempli d'eau pure et d'un réchaud; elle jette dans l'eau des charbons ardents, se signe à plusieurs reprises, et, prenant dans sa bouche une gorgée du liquide brûlant, le crache en détail à la tête du cheval, avec des tours de bras analogues aux passes des magnétiseurs. Tout cela est accompli avec une gravité qui n'a d'égale que celle des spectateurs, nous exceptés. On ne sait vraiment pas si l'on a affaire à des charlatans ou à des convaincus. Les sorciers ou les sorcières il en existe presque dans chaque village — travaillent en général pour l'honneur, et leur prétendue science ne les enrichit guère; à peine acceptent-ils de quoi acheter un cierge qu'ils brûleront devant l'image de tel ou tel saint. J'ai ouï parler d'un Turc qui guérissait les fiévreux, à l'aide d'un cachet, possédé, disait-il, par sa famille, depuis l'époque de la conquête. Il imprimait, trois fois, le susdit cachet sur une feuille de papier blanc, découpait avec soin les empreintes et les

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brûlait séparément. Il en résultait trois pincées de
cendres qu'on devait avaler en trois jours; et

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- vous

le croirez si vous voulez neuf fois sur dix le ma-
lade était guéri.

Bien entendu, la confiance du paysan en ces jongleries est inébranlable. Une heure plus tard, le cocher Petro, interrogé sur l'effet des incantations de la bonne femme, répondait gravement : « Elle est venue hier soir, et le cheval a mangé son orge; elle est revenue ce matin, et le cheval marche ». C'était vrai, mais l'infortuné marchait, à faire pleurer les âmes sensibles; nous évitons de nous retourner pour ne pas voir l'allure piteuse de la talika qui est bientôt distancée.

Au moment où nous démarrions, survient le professeur F... que nous avons manqué chez lui, quelques minutes auparavant. Malgré sa connaissance imparfaite de la langue française, il trouve le moyen d'exprimer pour notre pays des sentiments de sympathie et rappelle qu'il a reçu autrefois notre compatriote Lejean. Quoique ayant mordu à la politique et exercé les fonctions de préfet, ce sage est content de son sort actuel et s'intéresse passionnément à ses jeunes ouailles. Nous lui causons un plaisir évident en le questionnant sur la situation de l'instruction publique à Kalofer. Pour une population de quatre mille âmes, il y a plus de cinq cents enfants dans les deux écoles de filles et de garçons. La proportion est si glorieuse que je ne garantis pas l'exactitude de cette statistique.

La descente dans la belle vallée du Guiopsou,

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dont les principaux centres se nomment Karlovo et Sopot, est plus escarpée que ne le faisait prévoir la structure générale du paysage. A mi-côte nous remarquons une pépinière d'arbres greffés c'est un événement dans le pays. —Voici l'Ak-Déré qui sort d'un bouquet de frondaisons et réunit ses eaux à celles du Guiopsou, avant d'aller rejoindre la Maritza. Je ne puis détacher mes yeux du frais sentier au bout duquel se cache, à une douzaine de kilomètres, l'un des monastères consacrés à la Sveta Bogoroditza. Il a été incendié pendant la guerre et sa réédification n'est pas terminée. Qu'importe? Le site, à lui seul, motiverait le crochet qui nous tente. Mais, en voyage, si l'on succombait à toutes les tentations, quand reviendrait-on?

A une heure de Kalofer, nous quittons la route de Philippopoli, pour prendre, dans la direction du nordouest, vers Karlovo, un raccourci semé de fondrières et n'offrant d'autre distraction qu'un cimetière turc où plus d'un milier de pierres sont encore debout, bien qu'on n'aperçoive aucun village aux environs.

Karlovo, appuyé au Balkan et tassé dans la verdure, n'est visible qu'à courte distance, ce qui ne l'empêche pas de produire un effet des plus agréables qui s'accorde mal avec le triste surnom que lui a valu la guerre de 1877. Sa voisine, Kalofer, s'était défendue assez longtemps pour permettre aux vieillards, aux femmes et aux enfants de se réfugier dans la montagne; ils y furent rejoints par le plus grand nombre de ceux qui avaient fait le coup de feu contre les troupes de Réouf-Pacha. On eut donc peu de morts

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à déplorer, tandis que la ville abandonnée fut entièrement détruite. A Karlovo, au contraire, la ville a peu souffert, mais ses habitants ont été décimés. Suivant la version rouméliote, Turcs et Bulgares avaient conclu un pacte, d'après lequel ils devaient se protéger mutuellement contre les Russes, d'une part, contre les bachi-bouzouks, de l'autre. A l'arrivée de Gourko, les Bulgares tinrent parole, mais quelques semaines plus tard, quand les Russes se retirèrent devant les bataillons ottomans, on les livra, sans défense, au mépris de la parole jurée. Les uns évaluent à 800, les autres à 1500 le nombre des victimes en pareille affaire l'exactitude des chiffres est discutable mais en tout cas, le nombre fut très élevé puisque la ville a reçu l'appellation lugubre de Cité des Veuves.

Aujourd'hui dimanche, les boutiques sont closes. Nous visitons l'église; j'y découvre quelques boiseries marquetées de nacre qui me font commettre un gros péché d'envie, à la barbe de saint Pierre et de saint. Paul. En négocier l'achat avec le pope ne serait peutêtre pas impossible, seulement il faudrait des semaines ou des mois, et surtout des intermédiaires, pour que l'opération pût aboutir.

En attendant l'arrivée de la talika, sans laquelle il n'y a pas de déjeuner possible, nous arpentons nonchalamment les rues muettes que plafonnent, çà et là, des treilles. Sur le devant d'une mosquée, encore affectée au culte, mais dont les peintures et les inscriptions ont en partie disparu, une galerie couverte, et délicieusement fraîche, nous invite à la rêverie, ce

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