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nous, auront oublié le filtre classique, de

passer leur moka dans... le coin d'un mouchoir. Le résultat est à peu près satisfaisant.

A huit heures, nous repartons. Le tapage de nos grelottières attire, sur le pas des portes, tous les habitants du lieu. Quelques tours de roues, et nous sommes en rase campagne.

A droite, on dirait un parc planté de chênes dont la plupart affectent les formes fantastiques des arbres souvent émondés. - A gauche, une large plaine légèrement humide, avec de grands troupeaux de bœufs et de chevaux. Des buffles, douillettement vautrés dans l'eau ou dans la fange, oublient de manger pour se laisser vivre, ce qui manque de logique. Les cultures se sont réfugiées sur le versant des collines. — Loin devant nous, des fumées montent, sans dévier, dans la transparence de l'air calme; c'est un campement de Roumains.

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Lorsque nous l'avons dépassé, la voiture ne tarde pas à s'engager dans un ravin. Le lit d'une rivière bruyante tantôt se perd dans le noir, tantôt affleure le sentier. A l'un des passages les plus aériens, un vieux pont en bois tremble sur des perches pourries. J'adresse un sourire plein d'allégement aux restes d'un corps de garde turc qui gisent de l'autre côté.

Les plans se multiplient en se rapprochant, et le paysage devient charmant. De quelque côté qu'on se tourne, les boisements se relient les uns aux autres. Il y a là des couverts adorables, sur des pelouses à gazon ras qu'on croirait entretenues par un jardinier de Versailles. Quelles mémorables parties de

boules on ferait là-dessous! Partout, une futaie nette et propre comme celle d'une promenade publique.

A onze heures et demie, halte pour déjeuner, à Mikovitz-Han. On nous fournit du feu, des œufs et du café; de nos sacs sortent le pain et le foie gras. C'est un repas des dieux, vite avalé à l'ombre d'un

ormeau.

L'envie ne nous vient pas de séjourner à Jablonitza, village peu important, et d'une apparence misérable qui jure avec celle des cultures, plus soignées que dans la plaine de Sofia.

Au kilomètre 115, en face d'un han solitaire, nous tournons de court dans un étroit chemin. Des chevaux normands refuseraient de s'y engager, deux de front; nos huit coursiers foncent courageusement, à grandes enjambées, écrasant, à dia et à hue, les haies d'épines qui les éperonnent. Les branches se brisent avec un crépitement de bataille.

Ce chemin débouche sur une flaque d'eau dormante, embarrassée de hautes herbes, et autour de laquelle le terrain se relève en pente douce jusqu'à la maison, où nous comptions passer la nuit; mais les chambres sont emplies de grains en vrac, et inhabitables. Nos attelages retournent au premier han.

Après avoir jeté un regard de regret sur ce gîte inhospitalier, que notre imagination avait rêvé paisible et plein de truites, nous suivons le bord de l'eau, guidés par le handji à travers une jonchée de fraisiers et de fleurettes d'un bleu céleste, jusqu'au rocher béant. La lueur d'une lanterne permet de franchir, sans chute, un couloir qui nous conduit dans une grotte

assez spacieuse. L'extrémité de cette grotte aboutit à un second bassin, en communication mystérieuse avec le premier,'d'un niveau inférieur, et fermé de tous côtés par des parois abruptes. Un léger remous indique seul l'infiltration des eaux souterraines. Nous sommes à la source de la Panéga, un affluent de l'Isker. A gauche de la grotte, le sol est fraîchement remué; on a déterré, la semaine passée, un trésor enfoui par les Turcs.

Par un accord tacite, nous nous accordons lâchement une bonne sieste au bord de l'eau verte et profonde, dans laquelle s'ébattent de gros poissons. Des lilas en fleur, suspendus hors de l'atteinte des profanes, embaument l'air, et des corbeaux familiers jacassent dans tous les trous. Deux paysans bulgares, sortis on ne sait d'où, sont venus s'asseoir à nos côtés. Flairent-ils des dénicheurs de trésors? Ils font bonne garde.

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De retour au han de la route, on nous apprend qu'au-dessus de la grotte, il en existe une autre qui peut être suivie pendant cinq heures (?) et qui renferme la vraie source de la Panéga. Ce renseignement contredit celui que nous ont donné le guide et nos gardes du corps; il nous paraît suspect. Dans le doute, harassés de chaleur, nous nous abstenons sagement de revenir sur nos pas, et nous abandonnons aux touristes de l'avenir le soin de tirer la chose au clair. Il est quatre heures quand nous repartons, longeant le cours de la Panéga, rivière limpide, ombragée, et laborieuse au service des meuniers. Une centaine de ruraux profitent du dimanche pour faire leur corvée

aux fossés de la route. C'est un ramassis de gens de tout âge, de tout poil, de tout sexe et de toute couleur, diversement accoutrés. Il y a même quelques fillettes. L'une d'elles est à peindre avec sa couronne de fleurs, ses grands yeux fixes et sa pose de statue. Plus loin, un second atelier d'ordre aussi compo

site.

Je doute fort que la loi actuelle autorise l'emploi des vieillards, des femmes et des enfants, aux travaux de prestation en nature; mais qui a souci de la loi? En Bulgarie plus qu'ailleurs, la Constitution, la Loi, sont des armes de luxe dont on se sert pour harceler ses adversaires politiques, nullement des instruments d'ordre intérieur et de discipline populaire. Le sentiment de la légalité n'existe pas encore chez un peuple qui, depuis des siècles, n'a connu que l'arbitraire. Aujourd'hui, malgré le mirage des mots, c'est toujours l'arbitraire qui règne en maitre absolu. La Loi n'est rien sans les mœurs; on l'a souvent répété. Tant vaut le Préfet, tant vaut l'administration du district; situation dangereuse qui pourrait bien amener les Bulgares à dire de leurs magistrats ce qu'au temps des Turcs, on disait dans un village des Balkans où s'étaient succédé plusieurs kadis. Quelqu'un demandait à un paysan quel avait été le meilleur ; celui-ci répondit sans hésiter:

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- C'est Karamouni.

- Pourquoi ?

-

- Parce qu'il est mort avant d'arriver chez nous. Des figures, déjà vues, sont devant nous. Je re

connais nos Grecs d'hier

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de bons piétons, ma foi!

le lièvre sera toujours humilié par la tortue.

En entrant dans la rivière pour désaltérer nos chevaux, nous surprenons deux femmes turques occupées à laver du linge. Elles poussent un cri et se voilent précipitamment le visage, découvrant, sans le moindre embarras, des poitrines indigentes d'où il appert que la pudeur, même, est un art de convention.

Le pays est tout à fait ouvert, la route excellente et les cultures superbes; la richesse de cette région doit être considérable. La couche de terre végétale repose sur de beaux gisements calcaires, et la pierre, divisée en dalles naturelles, semble taillée au marteau. On n'aurait que la peine de se baisser pour réunir les matériaux d'un palais.

Du haut de la dernière côte, on aperçoit tout à coup Lukovit, gros village de 2,000 âmes, étalé au soleil couchant sur une longueur de plus d'un kilomètre, des deux côtés de la Panéga, três large en cet endroit. A l'entrée du village, un grand cimetière turc est encore intact, ce qui prouve que les pierres sont abondantes car, lorsqu'elles manquent, les chrétiens n'hésitent pas toujours à ravager les tombes musulmanes, pour bâtir leurs maisons et les murs de clôture.

Sitôt dételés, nos malheureux quadrupèdes font la fête et se vautrent dans la poussière, comme des chiens galeux. L'atmosphère de la cour devenant irrespirable, je vais pousser une reconnaissance dans l'intérieur de Lukovit.

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