Page images
PDF
EPUB

soir, pas une larme. » A force de questions, nous obtenons l'explication de cet incompréhensible entêtement: ce.ui qui nous vendrait du lait après le soleil couché ne pourrait, le lendemain, en tirer une seule goutte de sa brebis ou de sa vache; les mamelles seraient taries pour toute la journée. Telle est la croyance populaire.

Des œufs, qu'on a réussi à se procurer, remplaceront, dans le potage de nos rêves, le lait absent. Nous surveillons, avec l'intérêt d'une collaboration gourmande, la confection du frugal souper. Trois enfants, de un à quatre ans, sont pelotonnés auprès du feu, pêle-mêle avec une famille de chats. Je fais, entre les chats et les petits, une impartiale distribution d'un pain né à Sofia, il y a douze jours. C'est pour eux une orgie folle. D'autres mioches circulent, intimidés. Ils sont huit en tout. La seconde des fillettes, vêtue « à la franque », est la savante de la famille. Nous la surprenons, occupée à retoucher une lettre écrite sur les quatre pages d'un papier somptueux; l'en-tête représente une main ornée de bagues, tenant un bouquet de roses d'un coloris plus beau que nature. L'enfant confesse ingénument que la lettre est destinée à « son amoureux»; or elle n'a que treize ans et en paraît dix. Ses secrets ne sont pas graves, car elle nous livre sa lettre ; mais la petite masque se doute parfaitement de notre impuissance à la lire.

Dans la soirée, nous allons rôder autour du han. Les boutiques sont fermées, à l'exception d'une seule qui nous attire par l'éclat de son foyer incandescent.

a

n

li

S

le

[ocr errors]

Un vieil homme, armé d'une longue pipe, se dessine en ombre chinoise sur le clair du brasier, d'où s'élancent des flammes échevelées, détaillant toutes les nuances du jaune, du rouge, du violet, avec des léchées presque blanches. Au-dessus, un jeune gars, qu'on prendrait pour un automate incombustible, détermine le va-et-vient d'un soufflet, à double courant d'air, dont les longs tuyaux plongent dans la braise. Sur le devant de la scène, un enfant, à moitié cuit, pile mélancoliquement du charbon de bois mouillé. De minute en minute, le Bulgare à la pipe fouette, d'un coup de tisonnier, l'incendie qui rugit. L'homme rugit aussi, comme pour s'exciter, et à chaque envolée d'étincelles, les chiens de la rue répondent par des hurlements. Le tableau est d'une sauvagerie superbe.

Après s'être consciencieusement égosillé, le maître revêt des brassards en peau épaisse, écarte le feu et découvre un creuset qu'il écrème. C'est un fondeur de vieilles marmites en cuivre. Il échange les saumons contre des plaques neuves, avec lesquelles il confectionne de nouveaux ustensiles. Le bon marché du charbon, qui sert à la fonte, peut seul expliquer le lucre de l'opération.

Une outrecuidante camaraderie distingue nos hôtes du han d'Eléna. Ma chambre (nous avons fini par avoir chacun la nôtre) devient un but de pèlerinage nocturne. Toute la famille s'y promène. De mon lit, j'assiste à la visite de mes bagages; les « demoiselles » et les enfants palpent les brosses, débouchent les flacons, dégustent le vinaigre, et flairent jusqu'aux

[blocks in formation]

bottes. La mère butine dans ses armoires, sans plus s'inquiéter, que s'il n'existait pas, de l'étranger qui voudrait dormir. Aux êtres à deux pieds succède un rat, au rat des souris, aux souris des bêtes plus petites et d'un agilité supérieure. Si j'étais doué, quel poème émouvant à écrire, sous ce titre : « Les nuits d'Eléna »>!

U

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]

Au petit jour, harcelé par l'aboiement des chiens et le bruit saccadé d'un métier, j'ouvre les yeux. Ma chambre turque (ornée d'un beau plafond, mais dépourvue de vitres, que remplacent — plus mal que bien

des volets en bois) est tapissée d'une quantité d'images extraites d'un journal russe, et parmi lesquelles je retrouve, avec les personnages de la Russie contemporaine, les portraits de nos hommes de 1870: le duc de Grammont, les généraux Trochu, Ulrich, Bazaine, etc., et le cauchemar de la reddition de Sedan. Je me hâte d'échapper à ces tristes revenants et d'aller me retremper à l'impérissable gaieté du soleil se levant sur la riante petite ville encadrée dans un riant paysage.

Le même charme opérait sans doute sur la gar

nison russe qui, dès le mois de juillet 1877, occupa Eléna, prolongeant jusqu'à ce point extrême l'aile droite de l'armée du Tzarevitch. Les habitants ont conservé le souvenir de la joyeuse existence qu'y menèrent les officiers. Ceux-ci, suivant l'expression d'un indigène lettré, vivaient comme les Carthaginois à Capoue, malgré le voisinage des Turcs. Vainement les Bulgares, que ce voisinage empêchait de dormir, s'efforçaient-ils d'attirer l'attention des chefs sur l'accroissement des forces ennemies; on ne tint aucun compte des avertissements venus de Slivno même. Festins et bals n'en continuèrent pas moins. Cette fausse sécurité devait être fatale aux Russes. Le 22 novembre/4 décembre, les troupes de Suleyman s'emparent de la position défensive de Maren, entrent dans Eléna, brûlent, massacrent, et menacent un instant Tirnovo dont elles se seraient peut-être emparées, si leur général eût eu l'audace de saisir l'occasion, qui s'offrait à lui, de resouler l'ennemi jusqu'au Danube.

Au point de vue industriel, il ne reste pas grand'chose à Eléna de son ancienne prospérité. La fabrication des toiles et des draps a presque entièrement disparu; disparus aussi, les mûriers et les vers à soie. On tisse encore de très jolis tapis, à laines longues, teints de couleurs éclatantes; mais cette industrie s'est cantonnée dans les villages des environs et c'est en vain que je vais, de boutique en boutique, implorant l'aumône d'une peau de mouton (1).

(1) J'ai été plus heureux depuis mon retour en France un aimable député d'Eléna, M. J. T..., a bien voulu me faire

[ocr errors][merged small]
« PreviousContinue »