Page images
PDF
EPUB

pas à trouver sous sa plume: par exemple sur l'Othello de M. de Vigny (22 février), sur l'Hernani de M. Victor Hugo (8, 24 et 29 mars). Les romantiques, ceux qu'on qualifiait comme tels alors, rencontrèrent tout d'abord dans Carrel un rude jouteur. On peut croire qu'il choisit bien ses points d'attaque; les vers les plus étranges ne lui échappent pas; il décrit spirituellement, et avec une verve railleuse assez légère, ce public des premières représentations d'Hernani, dont nous étions nousmême, public fervent, plein d'espérance et de désir, et qui mettait toute sa force en ce moment à tenter une révolution non pas précisément dans l'État, mais dans l'art. Carrel, qui voulait de l'une de ces révolutions, n'entend pas pour cela vouloir de l'autre ; il nie qu'il y ait aucun rapport entre innover dans les formes de la Constitution, et innover dans les formes du drame. Je me rappelle, à cette époque, une correspondance qui eut lieu entre lui et M. Victor Hugo. Le poëte, à la lecture du premier article de Carrel sur les représentations d'Hernani, lui avait écrit une lettre explicative, et dans laquelle il lui rappelait les singulières prétentions des soidisant classiques du jour; Carrel y répondit par une lettre non moins développée qui commençait en ces termes : « Je suis pour les classiques, il est vrai, Monsieur, mais les classiques que je me fais honneur de reconnaître pour tels sont morts depuis longtemps. » Dans la critique de l'Othello de M. de Vigny, il se faisait fort de prouver «< que toute la langue qu'il faut pour traduire Shakspeare est dans Corneille, Racine et Molière. » Mais la seule combinaison de la langue de ces trois hommes ne serait-elle donc pas la plus grande et la plus neuve des originalités? On n'attend pas que je rentre ici dans des discussions épuisées, et dans lesquelles chacun a eu tort et raison tour à tour et sur des points différents. Je ferai une seule remarque qui touche au caractère général de l'homme.

En ces années finales de la Restauration, il y avait un effort dans l'ordre de l'esprit, un essor marqué qui s'essayait en bien des genres. Pourquoi le borner et le restreindre? pourquoi le limiter au domaine historique et politique? pourquoi le railler et, j'ose le dire, le fustiger comme vous le faisiez, en ce qui est de la poésie, au lieu de le favoriser en le conseillant avec sympathie et le dirigeant? On battait les buissons du côté de l'invention, et c'était tant mieux; on s'égarait sans

doute en bien des pas, mais on ouvrait aussi des routes. « On ne peut attaquer par trop d'endroits à la fois une production pareille, disait Carrel en concluant sur Hernani, quand on voit par la Préface des Consolations la déplorable émulation qu'elle peut inspirer à un esprit délicat et naturellement juste. »> L'éloge ici rachète certes la critique, et, venant d'un esprit aussi rigoureux, il honore. Mais, dans un article sur les obsèques de Sautelet (46 mai), Carrel lui-même ne disait-il pas, en voulant expliquer l'âme douloureuse de son ami : « La génération à laquelle appartenait notre malheureux ami n'a point connu les douleurs ni l'éclat des grandes convulsions politiques... Mais, à la suite de ces orages qui ne peuvent se rencontrer que de loin à loin, notre génération a été, plus qu'une autre, en butte aux difficultés de la vie individuelle, aux troubles et aux catastrophes domestiques... » Et pourquoi, s'il en était ainsi de cette génération, pourquoi interdire à la sensibilité particulière et sincère son expression la plus naturelle et la plus innocente qui est la poésie lyrique, consolation et charme de celui qui souffre et qui chante, et qui ne se tue pas? pourquoi n'en pas reconnaître l'accent et dans les grands poëtes du temps, dans ceux qui ont fait les Méditations et les Feuilles d'Automne, et même dans les moindres? Ce caractère restrictif et négatif, à l'article de la poésie moderne, n'est point particulier à Carrel, il le partageait avec la plupart des hommes de l'école historique et politique; mais il faut qu'il l'ait ressenti bien vivement pour s'être complu si fort à l'exprimer.

Là où il est sur son terrain, dans l'ordre de sa vocation, et véritablement maître, c'est quand, à propos du Manuscrit de 1844 du baron Fain (25 avril 1830), il parle des choses de la guerre, de l'art et du génie qui y président :

Dans une belle opération de guerre, il y a une partie de savoir et de calcul qui n'est pénétrée que par quelques esprits; mais il y en a une autre qui produit dans toutes les imaginations l'émotion du beau, et qui est toute en spectacle. C'est cette rapidité d'exécution, cette puissance, et pour ainsi dire cette inspiration de mouvement, qui partent de l'instinct supérieur à l'art et presque divin qu'on appelle génie. L'impression de cela est difficile à définir peut-être, mais c'est par elle que les merveilles du plus imposant et du plus désastreux des arts arrachent l'admiration du monde jusque dans les souffrances que la

guerre cause. C'est par ce côté visible de son génie que bonaparte, en tout ce qu'il a fait, s'est donné le peuple même pour juge... »

Il trouve particulièrement tous ces caractères de beauté soudaine et manifeste à la campagne de 1814. Il y montre · Napoléon, bien que vaincu, n'y paraissant jamais inférieur à lui-même : « On le vit avec cinquante mille hommes vouloir en enfermer cinq cent mille au cœur de la France, et y réussir presque en les environnant de son mouvement, en trouvant moyen d'être toujours en personne sur leur passage... » Les environnant de son mouvement, voilà de ces expressions heureuses et pittoresques comme Carrel en a quelquefois, trop rarement pourtant, eu égard à l'excellent tissu de son style. Il lui manque un peu de ce qu'il a tant blâmé chez les hommes de l'école opposée, l'imagination dans l'expression. Mais, quand il la rencontre, elle est chez lui de toute vérité et de toute justesse.

C'est toutes les fois surtout qu'il parle de guerre que l'expression chez lui s'anime et s'éveille: lui qui, lorsqu'il traite des choses constitutionnelles d'Angleterre, dont le département lui était presque dévolu à cause de son précédent ouvrage, est assez terne et sans caractère, il devient lucide, intéressant quand il parle de l'expédition d'Alger, de l'embarquement des troupes (18 mai 1830); il se met au-dessus de ses antipathies politiques, il s'élève à un sentiment militaire patriotique qui confond un moment tous les drapeaux. C'est ce même sentiment d'une générosité presque confraternelle qui lui inspira (21 juillet) les quelques lignes par lesquelles il honora le trépas du jeune Amédée de Bourmont, tué au début de l'expéditition, quand, à peu de jours de là, il avait été si inexorable et d'une mémoire si vengeresse contre le père. On remarque encore un article mâle et simple sur Vandamme (23 juillet), qu'il dessine vivement en peu de traits. Vandamme avait commencé par être un chef de compagnie franche, et Carrel remarque finement « qu'il y a toujours eu dans la manière dont il faisait la guerre, aussi bien sous la République que sous l'Empire, du chef de compagnie franche. >>

Les Ordonnances du 26 Juillet éclatent, et Carrel, ce jour-là, écrit les quarante lignes de protestation par lesquelles il dé

clare qu'il n'y a plus qu'une voie de salut offerte à la France, c'est de refuser l'impôt : « C'est aux contribuables maintenant à sauver la cause des lois. L'avenir est remis à l'énergie individuelle des citoyens. » Sa conduite, pendant ces journées de Juillet, fut pleine de fermeté; mais il n'espérait rien de la résistance armée du peuple, et il ne la conseillait pas. Homme de discipline, il croyait que la troupe aurait aisément raison de cette guerre de pavés et de rues. Il l'a confessé bien des fois depuis, en parlant des journées de Juillet : « Nous y étions, nous l'avons vu, nous tous qui en parlons, qui en discutons aujourd'hui; mais soyons de bonne foi, nous n'y avons rien compris. » (31 décembre 1830.) Et encore: « Celui qui le 26 juillet, aux premiers coups de fusil tirés dans la rue Saint-Honoré, eût assuré que le peuple de Paris pouvait sentir, vouloir, soutenir jusqu'à la mort toutes ces choses, n'eût pas été cru; on l'eût pris pour un fou, et peut-être il l'eût été, car personne ne pouvait avoir encore les données d'une pareille conviction. » (1er septembre 1830.)

Dès le lendemain du triomphe et pendant la lieutenance générale du duc d'Orléans, M. Guizot, comme ministre de l'intérieur, chargea Carrel d'une mission dans l'Ouest. Cette mission avait pour objet de sonder les dispositions de la Bretagne à l'égard du nouveau Gouvernement, et d'engager les officiers des troupes en garnison dans cette province à lui conserver leurs bons offices. « J'ai entendu M. Guizot, me dit un témoin digne de foi, louer avec chaleur la manière dont Carrel s'était acquitté de sa tâche et les rapports qu'il avait reçus de lui à cette occasion. »

Au retour de sa mission, Carrel apprit qu'il était nommé préfet du Cantal: il refusa à l'instant (29 août). Des circonstances de sa vie intérieure que chacun savait alors, et que ses amis arrivés au pouvoir auraient dù apprécier, le détournaient impérieusement d'accepter des fonctions publiques en province. Il disait plus tard en riant : « Je crois qu'on m'aurait gagné en août 1830 si, au lieu d'une préfecture, on m'avait offert un régiment. » Le mot est joli, et exprime l'homme. Mais, en réalité, il eût suffi, pour le rallier à ce moment, d'une position supérieure, à Paris, et qui ne marquât point de distance injuste entre lui et ses collaborateurs de la veille au National. On manqua l'occasion de l'engager. Eût-on réussi

jamais à le fixer du côté du Gouvernement? De l'humeur dont il était, j'en doute fort, à moins qu'il n'eût bientôt espéré d'imprimer de son propre caractère à ce Gouvernement. Mais, dans tous les cas, ses démarches, avec un point de départ si différent, eussent été toutes différentes aussi.

Il se décida donc à rester écrivain, à prendre la rédaction en chef du National, et il fit son article de déclaration le 30 août 1830. Pendant le mois écoulé, le National avait un peu flotté au hasard, ou plutôt il avait été purement gouvernemental, ce qui lui avait attiré bien des critiques de la part des feuilles plus vives. Carrel commence par bien établir la situation. Il justifie ses collaborateurs de la veille d'être entrés d'emblée dans le Gouvernement : « N'ayant cessé de vouloir, de demander pour la France la royauté consentie et telle qu'elle existe aujourd'hui, il serait surprenant, remarque-t-il, que les rédacteurs du National n'eussent pu, sans démériter, s'employer à la consolidation de l'édifice dont ils peuvent passer pour avoir jeté les fondements. » Quant à lui, qui reste en dehors du Gouvernement, il n'a qu'à poursuivre dans sa voie :

« Le National n'a point de profession de foi à faire; son avenir est tracé par la conduite qu'il a tenue jusqu'à ce jour; il est fier d'avoir si manifestement désiré ce qui existe, avant que personne même osât y songer. Le glorieux événement qui a porté au trône la famille d'Orléans est la réalisation de ses plus anciennes espérances. Il ne se tournera point contre un résultat auquel il a contribué de tous ses moyens; et ce serait travailler contre le nouvel ordre de choses que d'accuser avec amertume l'administration actuelle des embarras inévitables d'une position aussi difficile que la sienne. >>

Non-seulement le National ne voit point d'opposition à faire, « mais il croit que le mieux est de s'intéresser à cette administration si entravée sur son terrain couvert de débris, de la conseiller, de la pousser avec bienveillance, de la soutenir au besoin contre de ridicules inimitiés. » Le National restera donc à la fois favorable au ministère et indépendant : c'est là sa ligne, et c'est le vœu bien sincère alors, on peut le croire, de celui qui écrit. Les engagements et les déviations ne vinrent que pas à pas et successivement sur la pente glissante où il se plaçait, et où, malgré son jarret nerveux, il ne put se tenir.

« PreviousContinue »