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sondé la vie et vu plus d'une fois en face la mort. — J'ai suivi jusqu'à présent Carrel un peu au hasard, et je me suis essayé comme lui : j'ai hâte de me recueillir à son sujet et de rejoindre sa vraie ligne, comme il fit bientôt en devenant tout à fait lui-même.

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Je voudrais présenter d'une manière claire et incontestable pour tout le monde la vraie situation de Carrel au Nutional, dès l'origine en janvier 1830, et les diverses gradations d'idées, de sentiments et de passions, par lesquelles il arriva à la polémique ardente et extrême qui a gravé son image dans les souvenirs. On ne doit s'attendre à rencontrer dans cette étude aucune passion ancienne, pas plus qu'aucun appel aux directions sociales si inverses qui ont succédé je parlerai de ces temps et de ces choses déjà si lointaines comme je parlerais de ce qui arriva en Angleterre sous Jacques II ou sous les ministères de la reine Anne. Je ne tiens qu'à bien faire comprendre et à bien décrire un personnage remarquable, et, malgré les restes de flamme qui peuvent s'attacher à son nom, à le mettre à son rang dans ce monde froid et durable où une critique respectueuse s'enquiert de tout ce qui a eu bruit et éclat parmi les hommes.

Le premier numéro du National (3 janvier 1830) contient un court article de Carrel sur Rabbe, ce Méridional mort à quarantetrois ans, qui « était entré dans le monde à la suite de brillantes études, avec un esprit remuant, un caractère intrépide, des passions vives; une belle figure, de l'esprit, du cœur, un geste mâle et parlant, une éloquence noble, hardie, animée,

entraînante. » Défiguré en plein visage à vingt-six ans par une horrible maladie qui sentait son moyen-âge ou son xvIe siècle, il vivait à Paris de sa plume, nécessiteux, fier, ulcéré, s'échappant du milieu de ses besognes commandées en tirades éloquentes, saisi fréquemment d'accès de violence et de rage, envieux, misanthrope, et pourtant généreux par retours, applaudissant encore du fond de son malheur à ce qui annonçait quelque vigueur mêlée d'amertume. Carrel, à cet égard, l'avait séduit, et avait réussi à l'apprivoiser. Le jour des funérailles il lui rendit, en cette demi-colonne de journal, un expressif et véridique hommage. Mais on ne sent pas impunément à ce degré de sympathie une nature comme celle de Rabbe. Nous avons vu Carrel débuter en quelque sorte au métier d'écrivain sous les auspices de M. Augustin Thierry, et se former au style net, ferme et sévère; si je voulais exprimer plus complétement encore la qualité de ce style de Carrel à sa formation et au moment où il va se tourner à la polémique, je dirais : Mettez-y une goutte de la bile de Rabbe.

Dans deux articles écrits à l'occasion de l'Histoire de la Restauration de M. Lacretelle (24 et 30 janvier 1830), et dans un troisième article écrit à l'occasion des derniers volumes de Bourrienne (10 février), Carrel expose toute sa théorie historique et politique de l'Empire et de la Restauration. L'Empire! à la différence d'une portion de l'école libérale d'alors, il est bien loin de le répudier; il en reconnaît tous les services et, selon lui, tous les bienfaits:

<< Nous profitons de ses guerres; nous sommes régis en grande partie par ses institutions. Les lois existaient : il n'y a eu de renversé que le pouvoir qui, ayant fait de bonnes lois, restait placé au-dessus d'elles. La France doit immensément à l'homme qui était tout dans ce temps. Elle a pu se séparer de lui sans ingratitude; elle n'avait été ni insensée ni lâche en consentant à lui obéir. Le 18 Brumaire avait vu commencer non la servitude, mais l'enchantement de tous les esprits. >>

Il y a là, dans cet article du 24 janvier, une admirable page d'histoire. Carrel sentait si vivement l'esprit et la grandeur de cette époque et de l'homme qui la personnifiait, il en parlait sans cesse avec tant d'intérêt et d'éloquence, que ses amis Sautelet et Paulin l'avaient engagé à écrire une Histoire de l'Empire. Ce fut longtemps son rêve et finalement son regret;

il y revenait en idée dans les derniers temps, à travers les courts et sombres intervalles de réflexion que lui laissaient ses luttes de presse de plus en plus désespérées; c'était à une telle œuvre qu'il aurait aimé à attacher la gloire de son nom. Ces seuls articles que je cite prouveraient que le projet était déjà arrêté et mûri dans sa pensée dès avant 1830.

Sur la Restauration, il a pris son parti; il l'avait pris comme jeune homme passionné dès 1823, et comme homme de tactique depuis 4827. Il croyait que, le principe de l'octroi royal de la Charte étant posé par les uns, contesté par les autres, il n'y avait d'issue que dans un changement et une substitution de branche. Son livre sur la Contre-révolution d'Angleterre en 1827 avait été un mouvement dans ce sens : la manoeuvre fut interrompue pendant le ministère Martignac, qu'il n'avait jugé que comme une fausse trêve. Après l'avénement du ministère Polignac, le National fut fondé exprès pour reprendre et continuer cette opération de sape, et pour préparer la substitution. Carrel participe en toute occasion à ce plan concerté, et notamment par un article intitulé: Le livre du Contrat social et la Charte. La Souveraineté du peuple et les trois Pouvoirs (18 février). Il tàche d'y démontrer qu'on peut être pour une Charte non octroyée, sans être pour la souveraineté du peuple entendue à la Jean-Jacques. Il cherche à indiquer, indépendamment de toute abstraction, les pouvoirs qui ressortent nécessairement de la société telle qu'elle est depuis la Révolution; il en distingue trois : la royauté, une certaine aristocratie, et le peuple; il les qualifie trois réalités indestructibles, et qui sont sorties de l'épreuve de la Révolution mème. Le peuple, sans doute, composé de la masse des laboureurs, ouvriers, soldats, marchands, écrivains, est à ses yeux «< la plus imposante de ces réalités manifestées par la Révolution; » mais la royauté, de son côté, est une chose essentielle :

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La royauté d'abord! la royauté, ce n'est qu'un homme, qu'une famille tout au plus contre la nation entière; nous le savons. Mais cet homme, si nous le renversons, nous alarmerons toutes les têtes couronnées comme lui: car la royauté chez nous est sœur de toutes les royautés européennes. Nous verrons s'armer contre nous des coalitions qui ne poseront les armes que quand nous les aurons rassurées en rétablissant sinon l'ancien pouvoir royal, au moins quelque chose qui y

ressemble. Voilà ce que la Révolution nous a appris quant à la royauté : aussi la place de la royauté est désormais marquée dans toute Constitution qui se fera sur l'expérience de la Révolution.

Carrel dit quelque chose d'approchant de la seconde réalité, essentielle encore, selon lui, à toute Constitution politique qui dérive de la Révolution bien comprise : ce second pouvoir, c'est une certaine aristocratie, qui tient de l'ancienne noblesse et qui se rapporte assez exactement à la classe des grands propriétaires : « Nous la transformerons en pairie, dit-il, et nous vivrons bien désormais avec elle. »

Cet article, un peu enveloppé à cause du but, est d'ailleurs plein de sens et fait bon marché des doctrines abstraites ou mystiques en sens inverse, tant de celle du droit divin que de celle des disciples de Rousseau :

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Que si, croyant nous pousser à bout, vous nous demandez où réside enfin suivant nous la souveraineté, nous vous répondrons que ce mot n'a plus de sens; que l'idée qu'il exprime a disparu par la Révolution comme fant de choses; que nous ne voyons nulle utilité à la vouloir ressusciter; que le peuple n'a plus besoin d'être souverain et se moque d'être ou non la source des pouvoirs politiques, pourvu qu'il soit représenté, qu'il vote l'impôt, qu'il ait la liberté individuelle, la presse, etc.; enfin le pouvoir d'arrêter une administration dangereuse en lui refusant les subsides, c'est-à-dire l'existence même. La source de tous les pouvoirs est dans la bourse des contribuables; ce n'est pas là du moins une abstraction pour laquelle on puisse s'égorger; c'est l'invincible bon sens du bonhomme Jacques. »

Ainsi il substitue le bon sens du bonhomme Jacques à la doctrine de Jean-Jacques, et déconcerte par là ses adversaires. Répondant (9 juillet 1830) au journal anglais le Times qui, aux approches du conflit, semblait s'effrayer pour nous et ne croyait pas à la compatibilité du principe monarchique et des idées libérales en France, Carrel nie que le pays ait une tendance républicaine, qu'on aille en France au système amériricain, ou même à une révolution un peu plus radicale que celle de 1688 en Angleterre. Sa ligne politique, à cette date, est là, et c'est aller plus vite que lui que de la chercher ailleurs.

Mais ce qui est plus fait pour nous intéresser dans ces six premiers mois de la collaboration de Carrel au National, ce sont les articles de variétés et de littérature qu'on ne s'attendrait

ა.

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