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surpation au lieu de l'anarchie, et que l'ordre était nécessaire. Par tout et dans tous les temps, ce sont les besoins qui ont fait les conventions appelées principes, et toujours les principes se sont tus devant les besoins. >>

Ce mot de besoins revient trop souvent, ainsi que celui de nécessités, de terrain, de résultats, d'éléments. Ces termes abstraits et doctrinaires étaient alors reçus, et je ne les relève chez un des bons écrivains de l'école historique que parce que les chefs de cette école et lui-même se montraient alors des plus sévères contre les écrivains qui appartenaient à l'école qu'on appelait d'imagination, et qu'ils se considéraient par rapport à ceux-ci comme infiniment plus classiques. Mais employer ces termes désagréables et ternes, c'était aussi une manière bien sensible de ne pas être du siècle de Louis XIV (1). Carrel, au reste, dès que sa passion fut en jeu, sut très-bien éclaircir son style et le débarrasser de cette teinte grise qu'il ne revêtait qu'en sommeillant.

Les premiers morceaux très-remarqués de lui furent les deux articles qu'il donna à la Revue française (mars et mai 1828) sur l'Espagne et sur la guerre de 1823. Il s'y élevait à des vues générales qui embrassaient toute la politique et la civilisation de ce pays; mais surtout il y exposait la campagne de Mina en Catalogne, et les ayentures de la Légion libérale étrangère, avec feu, avec une netteté originale et une véritable éloquence; on sentait qu'il ne manquait à ce style un peu grave et un peu sombre, pour s'éclairer et pour s'animer, que d'exprimer ce que l'auteur avait vu et senti. C'était l'homme d'action qui n'arrivait au style qu'après bien des fatigues et des marches. Mais qu'importe, s'il remportait finalement la victoire ? Parlant du beau caractère de ce colonel piémontais Pachiarotti, qui avait succombé devant Figuières dans sa protestation impuissante pour les souvenirs de l'Empire:

(4) Voici, par exemple, une phrase obscure de la conclusion : « Or, cnire les principes proclamés par la Révolution (d'Angleterre), il fallait distinguer ceux pour lesquels elle avait entrepris de créer des faits, et ceux qui n'étaient que l'expression de faits plus anciens qu'elle. La nation avait repoussé les premiers; les seconds étaient ceux que Charles Ier n'avait pas voulu reconnaître. » J'ai noté un assez bon nombre de ces obscurités dans les premiers écrits de Carrel, et il en eut de tout temps.

« Les choses, disait Carrel, dans leurs continuelles et fatales transformations, n'entraînent point avec elles toutes les intelligences; elles ne domptent point tous les caractères avec une égale facilité, elle ne prennent pas même soin de tous les intérêts; c'est ce qu'il faut comprendre, et pardonner quelque chose aux protestations qui s'élèvent en faveur du passé. Quand une époque est finie, le moule est brisé, et il suffit à la Providence qu'il ne se puisse refaire; mais des débris res tés à terre, il en est quelquefois de beaux à contempler. >>

L'homme qui s'exprimait de la sorte était déjà un écrivain d'un ordre élevé et n'avait plus qu'à poursuivre.

J'ai omis de dire, parmi les tentatives précédentes de Carrel, qu'il avait essayé avec deux hommes, devenus depuis des administrateurs distingués (1), de fonder une librairie; il y eut commencement d'exécution, mais point de suite.

Sautelet, qui avait pris le même parti et qui y persévérait, ayant recueilli en 1829 les Œuvres complètes de Paul-Louis Courier, demanda à Carrel une Notice qui est un des bons morceaux de la littérature critique de cette époque. En jugeant un homme qui s'était formé seul à l'étude dans la vie des camps, Carrel, pour en donner la clef, n'avait qu'à s'interroger lui-même mais, au milieu de tous les rapports d'originalité et d'indépendance qu'il pouvait se sentir avec Courier, il y avait un point sur lequel le désaccord était trop vif pour qu'il s'interdit de l'indiquer. Courier, peu zélé de tout temps pour le métier des armes et pour la gloire militaire, avait déserté son poste à l'heure de Wagram. Carrel, à travers tous les égards qu'un biographe doit à son auteur, ne put dissimuler son impression sur ce qu'il appelait cette équipée. Il attribuait à la honte secrète qu'en ressentait Courier l'exagération avec laquelle il avait toujours nié, depuis, le génie des héros et des grands capitaines. Combien de théories ne viennent ainsi qu'en sous-œuvre et après coup, et comme en aide à nos actes passés, à nos faiblesses secrètes! Mme Courier aurait bien désiré que le passage où se trouvait le mot d'équipée fût modifié et adouci, et elle visita Carrel: « Je vis là pour la première fois Mme Courier, me dit un témoin fidèle, et je n'oublierai jamais ni l'esprit avec lequel elle défendit sa thèse, ni la grâce parfaite de Carrel, maintenant son dire et son jugement. >>

(4) M. Joubert qui depuis a été directeur de l'octroi de Paris, et M. Malder, préfet.

Nous avançons lentement avec Carrel; c'est que ce n'est pas un talent littéraire tout simple ni de première venue : c'est un esprit éminent, un caractère supérieur qui s'est tourné par la force des choses aux Lettres, à la politique, qui s'y est appliqué avec énergie, avec adresse, et finalement avec triomphe, mais qui était plus fait primitivement, je le crois, pour devenir d'emblée un des généraux remarquables de la République et de l'Empire. Ce général (s'il l'avait été, en naissant vingtcinq ans auparavant) aurait certainement écrit tôt ou tard; il aurait raconté ses campagnes, les guerres dont il aurait été témoin et acteur, comme on l'a vu faire à un Gouvion-SaintCyr ou à tel autre capitaine de haute intelligence; mais ici, dans l'ordre littéraire ou historique, ce n'est pas seulement ce qu'il a senti et ce qu'il a fait que Carrel doit exprimer; il est obligé d'accepter des sujets qui ne le touchent que par un coin, de s'y adapter, de s'y réduire, d'apprendre l'escrime de la plume, la tactique de la phrase; il y devient peu à peu habile, et, dès qu'un grand intérêt et la passion l'y convieront, il y sera passé maître. Pourtant l'effort longtemps est sensible et comme accusé.

La fondation du National, en janvier 1830, allait élargir pour Carrel le nouveau champ d'action et de manœuvre où il essayait de se naturaliser; mais ce ne fut point tout d'abord qu'il s'y sentit à l'aise, et il n'y eut point dès le premier jour ses coudées franches. Il dut subir les conditions un peu inégales de cette association militante dont il avait, assure-t-on, conçu la première idée. MM. Thiers, Mignet et Carrel devaient avoir successivement la direction de la feuille, et les deux premiers, comme plus en vue et plus connus du public, devaient commencer; Carrel ne serait venu comme directeur qu'à sa date, c'est-à-dire en troisième lieu, la troisième année probablement. On a essayé de dire qu'il y avait désaccord de vues politiques dès l'origine entre Carrel et ses deux amis le plus simple examen, la lecture des articles que Carrel inséra dans le journal durant toute cette année 1830, avant et depuis les événements de Juillet, suffit pour détruire cette assertion. Mais ce qui est vrai peut-être, c'est que l'humeur de Carrel était alors plus ombrageuse et plus difficultueuse que ses principes mêmes. Il souffrait de n'être pas mis tout à fait sur la même ligne que ses deux amis; il en souffrait et vis-à-vis du

public et vis-à-vis d'eux-mêmes qui, peut-être, tout en étant et se croyant bons camarades, n'allaient pas assez au-devant de ses susceptibilités cachées. Il semblait admis alors dans les bureaux du National que Carrel était très-bon pour faire un article à loisir, à tête reposée; mais, dès qu'il fallait payer de sa plume, c'était M. Thiers qui prenait les devants et qui ouvrait l'attaque. Carrel, comme le font volontiers les gens capables, fiers et un peu bilieux, dont on doute, se retirait d'autant plus et ne se proposait pas il dut accumuler ainsi bien des mécontentements secrets, qui plus tard s'exhalèrent.

Et puis, médecins, moralistes, vous tous qui ne faites pas des oraisons funèbres, n'oubliez pas ceci : il avait eu précédemment une maladie de foie assez grave, et il en avait gardé de l'irritabilité.

On le trouve très-remarquable cependant, à y regarder de près, dès cette première partie un peu contrainte de sa rédaction au National et avant les événements de Juillet, depuis l'article sur la mort de Rabbe, qui est dans le premier numéro (3 janvier 1830), jusqu'à celui sur Vandamme, qui est du 23 juillet. C'est là que son talent se déclare déjà tout formé dans ce qui le qualifiera proprement, et qu'il est curieux de le suivre. Un exemplaire unique du National, dans lequel les noms des auteurs sont indiqués d'une manière authentique au bas des articles (presque tous alors anonymes), me permettra de l'étudier durant ce laps de six mois et de le présenter au public avec certitude.

Mais, auparavant, j'ai à parler d'un article qu'il donna à la Revue de Paris en juin 1830, et qui, sous ce titre : Une Mort volontaire, contenait des réflexions inspirées par le suicide du jeune et malheureux Sautelet. Carrel commence en rappelant les vers de Virgile sur le groupe sinistre des suicides : tout ce début de l'article est triste et morne, méditatif, un peu austère, et d'une morale qui, en restant purement philosophique, n'incline pourtant pas trop à l'indulgence. Puis peu à peu la figure de l'infortuné jeune homme apparaît; un rayon de vie descend. Cette physionomie gracieuse et pure, cette jeune tête riante et chauve de Sautelet se dessine avec beaucoup de finesse, et même par moments avec un éclair de gaieté; puis l'analyse reprend, exacte, sévère, presque impitoyable. Pour

mieux dégoûter du suicide, l'ami ne craint pas de nous montrer l'impression d'horreur que cause même ́aux indifférents la vue d'un homme jeune et beau, d'une noble créature qui a ainsi attenté contre elle-même, et qui a tout fait pour dégrader et dévaster son image jusque dans les traits qu'une mort ordinaire et naturelle sait respecter. Il ne craint pas d'étaler ce spectacle épouvantable. Il fait plus, il remonte aux heures qui ont précédé; il suit le malheureux dans ses derniers instants, dans ses lents préparatifs; il nous fait assister à la lutte et à l'agonie qui a dû précéder l'acte désespéré ; il y a là une scène de réalité secrète, admirablement ressaisie :

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Quand on a bien connu ce faible et excellent jeune homme, on se le figure hésitant jusqu'à sa dernière minute, demandant grâce encore à sa destinée, même après avoir écrit quinze fois qu'il s'est condamné, et qu'il ne peut plus vivre. Sans doute il a pleuré amèrement et longtemps sur le bord de ce lit où il s'est frappé. Peut-être il s'est agenouillé pour prier Dieu, car il y croyait; il disait que la création serait une absurdité sans la vie future. Ses mains auront chargé les armes sans qu'il leur commandât presque, et, pendant ce temps, il appelait ses amis, sa mère, quelque objet d'affection plus cher encore, au secours de son âme défaillante. Il était là, s'asseyant, se levant avec anxiété, prêtant l'oreille au moindre bruit qui eût pu suspendre sa résolution ou la précipiter. Une fenêtre légèrement entr'ouverte près de son lit a montré qu'après avoir éteint sa lumière et s'être plongé dans l'obscurité, il avait fait effort pour apercevoir un peu du jour qui naissait et qui ne devait plus éclairer que son cadavre... Enfin, il a senti qu'il était seul, bien seul, abandonné de tout sur la terre; qu'il n'y avait plus autour de lui que les fantômes créés par ses derniers souvenirs. Il a cherché un reste de force et d'attention pour ne se pas manquer, et sa main a été Bûre... »

Certes, si jamais une lecture peut dégoûter du suicide une âme mâle et ferme, c'est la lecture de cet article de Carrel. Hélas! ce qu'il dit là contre le suicide ne pourrait-on pas en partie le dire aussi contre le duel, qui n'est souvent qu'une autre forme de suicide, comme cela fut trop vrai de lui qui écrit et de son cas suprême?

Dans ces pages de Carrel sur une Mort volontaire, il a passé comme un frisson d'épouvante. C'est un bel article, sombre, fier, tendre sans faiblesse, moral sans déclamation, et comme avait seul le droit de l'écrire un homme qui avait

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