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l'être; avocat, il n'avait pas fait sa philosophie et n'était point bachelier. Il n'y avait plus qu'à être homme de lettres, et il le fut, on va voir avec quelle distinction, quoique ce n'ait jamais été pour lui qu'une carrière provisoire en quelque sorte, et en attendant mieux. Il est de ces hommes qui se sentent et même qui paraissent toujours à la gêne par quelque côté, tant qu'ils ne sont pas en plein dans le champ de l'action.

Qu'aurait été Carrel à l'œuvre, et s'il lui avait été donné enfin d'agir et de se produire au grand soleil, comme cela serait arrivé s'il avait vécu douze années de plus? La fortune n'a point permis la réponse à cette question. On ne saurait que la poser, et c'est déjà un honneur pour celui qui la suscite. Il ne lui fut point donné de faire acte dans l'histoire; mais l'histoire du moins le nommera en passant, comme l'un de ceux sur lesquels elle avait droit de compter pour l'avenir.

Carrel ne fut donc qu'homme de lettres, et bientôt journaliste; et, comme tel, sa carrière se partage en deux parties bien distinctes. Il tâtonna, il s'essaya, il ne donna point sa mesure entière de talent tant qu'il ne fut point en chef et maître de tous ses mouvements: c'est sa première période jusqu'en août 4830. La Révolution de 1830, en détachant du National MM. Thiers et Mignet, les deux rédacteurs jusqu'alors les plus en vue, démasqua en quelque sorte Carrel. A partir de ce jour, il devint plus hardi, plus content, plus dégagé, à mesure que la responsabilité s'aggravait et qu'elle ne reposait que sur lui seul. Il était évidemment de ceux qui, plus ou moins éclipsés au second rang, ne brillent naturellement qu'au premier. Cette sérénité trop passagère, cette liberté d'allure, dont il fit preuve quelque temps au milieu des luttes de chaque jour, s'altéra de nouveau en lui vers la fin, quand les difficultés de la situation devinrent plus fortes et que les gênes de toutes parts recommencèrent. Nous ne le prendrons aujourd'hui que dans ce que j'appelle sa période d'essai et de tâtonnement.

Mais, à toutes les périodes de sa carrière, et même aux plus brillantes, selon moi, une remarque littéraire est à faire, et elle s'étend sur l'ensemble du jugement. L'homme de plume, chez Carrel, est toujours doublé d'un homme d'épée très-présent, et d'un homme d'action en perspective: seul, l'homme de lettres, si on ne le prenait que par ses phrases écrites,

serait un peu inférieur à sa réputation méritée. Je veux m'expliquer plus clairement: si un véritable homme de lettres, bien simple, bien modeste, bien consciencieux, mais étranger à l'action, mais ne sachant ni payer de sa personne, ni représenter en Cour des Pairs ou en Cour d'assises, ni tenir tête aux assaillants de tout genre et de tout bord, ni dessiner sa poitrine avec cette noblesse dans le danger, avait écrit du fond de son cabinet la plupart des choses excellentes que Carrel a écrites (j'entends excellentes, littérairement parlant), il ne passerait, selon moi, que pour un bon, un estimable, un ferme, un habile et véhément écrivain; mais il n'eût jamais excité les transports et les ardeurs qui accueillirent les articles de Carrel c'est qu'avec lui, en lisant et en jugeant l'écrivain, on songeait toujours à l'homme qu'on avait là en présence ou en espérance, à cette individualité forte, tenace, concentrée, courageuse, de laquelle on attendait beaucoup. Écrire, pour Carrel, n'était évidemment que son second rôle (le premier lui manquant); tenir la plume pour lui n'était que sa seconde préférence.

Il lui fallut même quelque effort pour s'y plier. Arrivé à Paris, il fut très-vivement recommandé à M. Augustin Thierry, qui achevait alors son Histoire de la Conquête d'Angleterre. M. Thierry l'eut quelque temps pour secrétaire, en voilant ce que ce titre avait d'inférieur par beaucoup d'attentions et de délicatesse. Carrel, à l'école de ce maître, exerça et fortifia ses qualités fermes et précises, et s'accoutuma à ne jamais les séparer de l'idée qu'il se formait du talent. Il composa pour la collection des Résumés historiques deux petites histoires, l'une d'Écosse et l'autre des Grecs modernes (1825). Dans des cadres si restreints et si commandés, il n'y avait guère d'espace pour déployer d'autres mérites que ceux de la concision et de l'exactitude. Vers le même temps, Carrel donnait quelques articles au recueil intitulé le Producteur, et dans lequel les écrivains, disciples de Saint-Simon, sous leur première forme scientifique, essayaient le développement de leurs doctrines. Je lis, dans le numéro 40, un article de Carrel où, à l'occasion d'une brochure de M. de Stendhal (Beile), il relève les légèretés de ce railleur, et venge la doctrine de ses nouveaux amis. Il les justifie du reproche de vouloir matérialiser la société ; il y montre les travailleurs comme n'étant pas sim

plement une classe dans la société, mais la société même : « Le travail, dit-il, dont l'ingénieux Franklin fit toute la science du bonhomme Richard, sera le dernier réformateur de la vieille Europe. Les progrès des lumières et du bien-être feront germer des vertus publiques là où il n'y a trop longtemps eu que des vertus privées. » Il ne craint pas d'avancer que Saint-Simon dans cette voie est un précurseur, bien qu'on n'ait point à répondre de toutes ses pensées :

« Nous avons été précédés dans cette carrière, dit-il, par un publiciste dont nous ne craignons pas de paraître les disciples. Toutefois nous n'avons usé qu'avec une extrême sobriété des pensées échappécs à cette âme dévorée du besoin d'être utile. Nous avons distingué celles des opinions de Saint-Simon dont l'application est déjà possible, de celles qu'une prévision trop active n'a pu entourer de certitude, et dont la réalisation appartient à une époque beaucoup plus éloignée de nous. Et cependant, c'est de ces dernières que M. de Stendhal s'est toujours servi contre nous. Nous ne nous chargeons pas de répondre à toutes les excellentes plaisanteries lancées par lui contre un homme qu'il faudrait placer au rang des bienfaiteurs de l'humanité, n'eût-il établi qu'une vérité, celle qui nous sert d'épigraphe : « L'âge d'or, qu'une << aveugle tradition a placé jusqu'ici dans le passé, est devant nous. »

Carrel donna encore dans le Producteur quelques autres articles de polémique, et il en fit aussi sur le commerce de la Grèce moderne, à le considérer sous un rapport de régénération politique et morale pour cette nation. Je crois pourtant que ce serait attribuer trop de portée à cette collaboration de sa jeunesse que d'y voir un commencement de doctrine sociale suivie, à laquelle il serait revenu dans sa période républicaine finale. Il y avait dans la pure doctrine saint-simonienne, toute pacifique et industrielle, quelque chose qui était antipathique avant tout à l'humeur guerrière et à la susceptibilité nationale de Carrel. Homme d'occasion et de lutte sur un terrain déterminé, habile à profiter du moindre pli, et sachant en définitive autant que personne combien la fortune et l'humeur gouvernent le monde, il était disposé par sa nature d'esprit à considérer les conceptions générales comme des rêves. On chercherait vainement dans l'ensemble de ses écrits une idée nouvelle de réformation radicale et un plan d'avenir. Ce n'est qu'un homme d'un sens ferme et d'une logique serrée, défen dant pied à pied et au jour le jour le Gouvernement constitu

tionnel représentatif, d'abord sous forme de monarchie, plus tard sous forme de république. Il répugnait à tout ce qui aurait modifié profondément le rapport des classes, la base des fortunes, l'assiette de l'impôt : les preuves, en avançant, ne manqueront pas.

MM. de La Fayette, d'Argenson et d'autres de la petite Église républicaine de la Restauration, eurent vers ce temps (4826) l'idée de fonder une Revue américaine, destinée à faire connaître et, s'il se pouvait, à faire admirer les républiques du nouveau continent, tant celles du Nord que celles du Sud et de l'Équateur. Carrel fut chargé, sous la surveillance des actionnaires, de la rédaction de ce Recucil, qui n'eut, je crois, qu'un volume. L'ennui qu'il ressentait de ce travail ingrat fut profond; il ne le dissimulait point à ses amis, et il l'a laissé glisser jusque dans les pages toutes pesantes de matériaux et où l'on chercherait vainement un seul éclair. Voir dans cette rédaction de la Revue américaine une preuve de ses opinions républicaines préexistantes, c'est lui prêter une théorie rétroactive. La Revue américaine de 1826 fut pour lui une besogne, et rien autre chose.

Il était plus dans sa voie et dans le courant naturel de ses idées quand il composait l'Histoire de la Contre-Révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II, publiée en 4827. Ce volume d'histoire pouvait sembler, à cette date, un pamphlet d'allusion et de circonstance. Il est évident, dès les premières lignes, que c'est une leçon à l'usage de la France que l'historien a voulu donner. Ces Stuarts, ce sont les Bourbons; le rappel de Charles II par Monk, par Ashley-Cooper et le Parlement, c'est le rappel des Bourbons par M. de Talleyrand, par le Sénat et le Gouvernement provisoire. L'imprévoyance des deux côtés est la même la Déclaration de Bréda, comme la Déclaration de Saint-Ouen, ou comme les promesses venues d'llartwell qui avaient précédé, est acceptée sur parole; on ne stipule point les droits, on accepte comme octroyé ce qui aurait pu être l'objet d'un contrat. De là, selon l'historien, une position fausse, une lutte prolongée dans laquelle aucun des adversaires ne part du même principe, et qui n'a de solution possible que dans l'expulsion de la branche légitime. L'Angleterre, en détrônant Jacques II et en mettant en sa place Guillaume d'Orange, n'a fait que tirer la conclu

sion et a fini par comprendre « que, pour conserver la royauté avec avantage, il fallait la régénérer, c'est-à-dire la séparer du principe de la légitimité. »

Cette phrase, qui mettait la pensée trop à découvert, et qui indiquait trop nettement pour la France la solution d'Orléans comme le dénoûment naturel de la lutte engagée, était d'abord dans l'Introduction de l'ouvrage; elle fut supprimée, et on fit un carton dans lequel elle ne se retrouve pas. J'ai sous les yeux les deux imprimés.

Ce seul ouvrage déposerait, au besoin, des sentiments et des vœux de Carrel dans cette période de sa carrière : Substituer à une royauté légitime, et qui se croyait de droit divin, une royauté consentie, ses vœux n'allaient point au delà, et c'était déjà une grande hardiesse aux yeux de beaucoup de ses amis. «Et que mettrez-vous à la place de la monarchie légitime? » lui disait l'un d'eux, tout inquiet aux approches de Juillet 1830. — «Eh! mon cher ami, répondit Carrel, nous mettrons en place la monarchie administrative. » Ce n'était qu'une autre version, une variante de ce qu'il disait en 4827 dans l'Introduction de son livre sur la Contre-Révolution d'Angleterre.

L'ouvrage, qui est d'un tissu solide et substantiel, fit peu de sensation, malgré ses tendances, et ne méritait pas d'en faire. Il n'a ni éclat ni entraînement; on y voudrait de la lumière et du relief; le récit de l'historien n'est pas même clair toujours, à force d'être dense et continu; c'est à la fois calcul et prudence chez lui jusque dans la hardiesse, et ce sera aussi un procédé habituel involontaire. Napoléon, quand il livrait une bataille, portait ses forces sur un point principal : « Le nœud de la bataille est là, » disait-il. On ne voit pas assez dans l'uniformité du récit de Carrel où est le nœud de l'action, et ce qu'il en veut dégager pour l'instruction, sinon pour l'agrément du lecteur. Il semble, durant tout ce livre, n'avoir voulu faire qu'une marche couverte. Il y a d'ailleurs beaucoup de bonnes idées, de bons jugements de détail, bien dits, fermement pensés, et qui sentent le politique. Il dira de Cromwell, au moment où il se saisit du pouvoir, en chassant les indépendants:

Il fut heureux pour l'Angleterre qu'un tel homme prît sur lui la responsabilité d'une violence inévitable, parce que l'ordre vint de l'u

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