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dans le grandiose de son attitude le gladiateur mourant, sans discuter sa blessure.

Mais il y a un autre point de vue, plus vrai, plus naturel et plus humain, qui tout en laissant subsister les parties supérieures et de première trempe, permet de voir les défauts, d'entrevoir les motifs, de noter les altérations, et qui, sans rien violer du respect qu'on doit à une noble mémoire, restitue à l'observation morale tous ses droits. Ce dernier point de vue, en n'y entrant d'ailleurs qu'avec discrétion et réserve, est le seul qui nous convienne ici. Et puis, nous n'oublierons jamais que la statue reste debout dans le fond.

Armand Carrel, né à Rouen, le 8 mai 1800, d'une famille de marchands, apporta en naissant l'instinct militaire et je ne sais quoi du gentilhomme. Il fit ses études au lycée de Rouen, d'assez bonnes études malgré ses fréquentes distractions. Il avait une mémoire excellente, et on l'a entendu, en 1828, réciter sans se tromper tout un livre de l'Énéide qu'il n'avait pas relu depuis le collége. Sa vocation pour le métier des armes était telle, que son père dut céder à ses instances, et le jeune homme entra à l'École de Saint-Cyr. Il y fut bientôt noté comme mal pensant, c'est-à-dire comme pensant beaucoup trop à ces choses de la Révolution et de l'Empire que la Restauration avait brisées et qu'elle se flattait d'avoir abolies. Un jour ie général d'Albignac, commandant de l'École, fit sortir des rangs Carrel sur lequel il avait reçu plus d'un rapport défavorable, et lui dit, ou à peu près : « Monsieur Carrel, on connaît votre conduite et vos sentiments; c'est dommage que vous ne soyez pas né vingt-cinq ans plus tôt, vous auriez pu jouer un grand rôle dans la Révolution. Mais souvenez-vous que la Révolution est finie. Si vous ne tenez aucun compte de mon avertissement, nous vous renverrons à Rouen pour auner de la toile dans la boutique de M. votre père. » A quoi Carrel réponcit : « Mon général, si jamais je reprends l'aune de mon père, ce ne sera pas pour auner de la toile. » Il fut mis aux arrêts pour cette réponse. Cette aune, reprochée ainsi publiquement, lui resta longtemps sur le cœur ; pourtant la phrase de début du général d'Albignac : « C'est dommage que vous ne soyez pas né vingt-cinq ans plus tôt, » réparait un peu l'impression en lui; l'à-propos de sa propre réponse était fait aussi pour le réconcilier avec ce souvenir, et il aimait plus tard à raconter

l'anecdote à ses heures de bonne humeur et de gaieté, en imitant le ton de voix et les gestes du général (1).

Entré sous-lieutenant dans le 29o de ligne, Carrel s'y occupait à la fois des détails du métier et de la politique, alors si fervente. C'était le temps des conspirations militaires contre la Restauration (1820-1823); il y trempait, et ses chefs pourtant ne pouvaient s'empêcher de distinguer ce sous-lieutenant des plus incommodes, comme un jeune officier instruit, studieux et plein d'avenir. Étant en garnison à Marseille, il allait quelquefois à Aix pour y visiter les étudiants et tâcher d'en rallier le plus qu'il pourrait à la bonne cause. Un jour, dans un dîner où il s'était dit des propos de tout sel et de toute couleur comme il arrive entre jeunes gens, Carrel, qui avait laissé passer toutes ces grossièretés, se leva et se mit à débiter avec âme l'Ode sur le vaisseau le Vengeur. A l'instant, me dit un des convives, l'esprit de la réunion changea et s'épura, les cœurs s'élevèrent; il avait obtenu ce qu'il désirait. Ce qui frappe chez Carrel en tout temps, c'est la tenue calme, sérieuse, la dignité naturelle qui contrastait avec plus d'un milieu où il se trouva. Prenez-le à l'autre extrémité de sa carrière : il est dans les bureaux du National, c'est au lendemain ou à la veille de quelque journée de parti; on lui annonce une députation de citoyens; l'un d'eux entre et débute brusquement : « Citoyen Carrel, nous... » — « Donnez-vous la peine

(4) On me raconte un fait antérieur à celui de Saint-Cyr, et qui rentre tout à fait dans le même esprit. C'était à Rouen, dans l'année scolaire 1818-1819, un jour de promenade; au moment de partir, Carrel, un des meilleurs élèves de seconde, essaya de piquer d'honneur ses camarades au sujet d'un châtiment humiliant infligé à l'un d'eux; il exprimait hautement son indignation. M. Lerond, le censeur, lui ordonna de sortir des rangs et lui dit : « Monsieur Carrel, rendez-vous sans retard à la prison; il est vraiment déplorable qu'un élève aussi distingué que vous ait une tête aussi mauvaise; avec les idées qui y fermentent, vous révolutionneriez le collége si on vous laissait faire. » -« Monsieur le censeur, répondit Carrel, il y a de ces idées dans ma tête plus qu'il n'en faut pour révolutionner votre collége de Rouen, il y en aurait de quoi révolutionner bien autre chose. » Il y a une anecdote de collége toute pareille qui est racontée par Marmontel, celui de tous les hommes qui ressemblait le moins à Carrel. Ces anecdotes ne valent que ce que le caractère et la destinée de l'homme les font ensuite.

de vous asseoir, Messieurs, » dit froidement Carrel avec une politesse marquée. << Citoyen... >> «Mais asseyez-vous

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donc, Messieurs, » reprend Carrel en montrant de la main es siéges, et il force, par ce simple accueil, ses interlocuteurs à changer de ton et à se rapprocher du sien.

C'est ainsi que partout il prend et garde sa place : au bivouac, en Espagne, il s'isole et ne permet point la familiarité, sauf à offrir d'échanger un coup de sabre avec l'indiscret qui le dérangera; et là où il n'a plus de sabre, dans les prisons de Toulouse ou de Perpignan, il tient également à distance et en respect la compagnie assez mêlée qui s'y rencontre. Partout où il est, le cercle se fait naturellement autour de lui.

La guerre d'Espagne, entreprise par la Restauration et tant discutée à l'avance, commençait enfin : c'était une grande épreuve à laquelle l'armée allait être soumise. Carrel, qui espérait bien que l'épreuve tournerait contre ceux qui la tentaient, fut désigné pour rester au dépôt de son régiment, c'est-à-dire pour ne pas faire la campagne : ce n'était véritablement pas une grande injustice. Mais il prit ce prétexte pour envoyer sa démission, et, peu de jours après (mars 1823), il partait sur un bateau-pêcheur pour Barcelone, où il offrait ses services et son épée à la cause constitutionnelle espagnole.

Une quantité de Piémontais, de Polonais, anciens militaires de l'Empire, et un moindre nombre de Français, se trouvaient réunis dans cette ville; ils y furent organisés en légion, sous l'aigle et le drapeau tricolore, par le colonel Pachiarotti, officier piémontais d'un grand caractère, et dont Carrel ne s'est jamais souvenu depuis qu'avec un sentiment profond : il le citait toujours quand il parlait des hommes créés pour commander aux autres hommes. Se battre contre son pays est toujours une chose grave, et Carrel, si délicat en telle matière, dut le sentir autant que personne. Un homme sage, mêlé autrefois à ces guerres de parti, m'indique avec précision le point de conscience resté un peu sensible chez Carrel, et en même temps les circonstances qui triomphèrent de son scrupule. Les comités directeurs avaient dit aux libéraux français qu'ils envoyaient en Espagne : « Vous vous organiserez militairement; vous vous présenterez devant le front de la division française qui vous fera face; vous recevrez sans y répondre le feu de l'avant-garde, qui sera probablement contre

vous, mais le gros de l'armée ne tardera pas à se rallier autour de votre drapeau. » C'est ce que firent exemplairement les réfugiés français de la Bidassoa, placés sous les ordres du colonel Fabvier; ils exécutèrent la consigne politique qui leur avait été donnée, et qui conciliait à la fois jusqu'à un certain point les devoirs de l'insurrection et le respect dû à la patrie : ils firent, en un mot, de l'insurrection passive. « Ils vinrent sur la Bidassoa agiter inutilement aux yeux de nos soldats des couleurs oubliées, et, avant d'enterrer ce drapeau qui trompait leurs espérances, ils crurent lui devoir cet honneur d'être encore une fois mitraillés sous lui. » C'est Carrel qui parle de la sorte. Quant à lui, qui probablement eût fait de même s'il se fût trouvé avec eux, il se vit, en débarquant en Catalogne, jeté dans un groupe tout différent; il y rencontra des militaires la plupart étrangers, bien qu'ayant fait partie autrefois des armées de l'Empire, des Italiens, des Polonais, qui n'étaient liés par aucun scrupule envers la France du drapeau blanc. Son instinct de guerre le poussait à entrer dans leurs rangs : la peur de paraître avoir peur l'y obligeait. Le point d'honneur que nous retrouverons si souvent, et quelquefois si fatalement, dans sa vie, passa donc ici avant cette grande loi, la plus sûre de toutes, qui prescrit de ne point porter les armes contre son pays, dût-on faire le sacrifice de quelques-unes de ses idées. En repoussant avec indignation le nom de transfuge, il acceptait le nom de réfugié ou même d'émigré français pour cette époque de sa vie. Il résulta toujours de cette situation personnelle et du sentiment très-chatouilleux qu'elle avait créé en lui, une assez grande indulgence, plus grande qu'on ne l'aurait attendue de sa part, dans ses jugements sur les émigrés de couleurs différentes, pourvu qu'ils fussent braves et gens d'honneur.

Dans un des articles sur la guerre d'Espagne que Carrei inséra en 1828 à la Revue française, il a raconté avec intérêt et vivacité l'épisode de ce petit corps étranger dont il faisait partie, ses combats, ses vicissitudes, et sa presque extermination devant Figuières; les quelques débris survivants n'échappèrent que grâce à une capitulation généreusement offerte par le général baron de Damas, et qui garantissait la vie et l'honneur des capitulés (16 septembre 1823): « Quant à ceux des étrangers qui sont Français, était-il dit dans la convention

rédigée le lendemain, le lieutenant-général s'engage à solliciter vivement leur grâce; le lieutenant-général espère l'obtenir. »

Rentré en France à la suite de cette capitulation avec l'épée et l'uniforme, Carrel se vit arrêté à Perpignan et traduit devant un Conseil de guerre. Le premier Conseil de guerre s'étant déclaré incompétent, il fut traduit devant un second, qui eut ordre de passer outre, et il fut condamné à mort. Là-dessus il se pourvut à la fois en cassation et en révision. Disons vite que l'intention du Gouvernement d'alors ne paraît jamais avoir été que l'arrêt de mort fût exécuté : le baron de Damas, devenu à ce moment ministre de la guerre, croyait pouvoir répondre de la grâce et de la clémence du roi; mais c'était une grâce, et Carrel, fort de la capitulation et des paroles données, croyait pouvoir réclamer pour lui et pour ses compagnons de fortune un droit. Ici, on le retrouve ce qu'il sera toute sa vie, combattant pied à pied, un peu formaliste, tenant à n'avoir pas eu un tort, retranché dans la question de droit, disputant le terrain comme il aurait pu le faire avec Mina dans les plis et les replis des montagnes, tendant la situation au risque de la briser, jouant sa tête en toute témérité et bonne grâce plutôt que de se laisser entamer de l'épaisseur d'un cheveu; en un mot, si j'ose le dire, à la fois chevaleresque et raisonneur comme le sont certains héros de son compatriote Corneille. Il ne lui suffisait pas d'avoir, en définitive, la vie sauve, il voulait avoir l'honneur sauf comme il l'entendait, et ne rien devoir de plus que ce qui avait été militairement stipulé. Cependant l'intérêt pour lui dans le public était extrême: sa jeunesse, sa fierté, sa constance à souffrir dans la prison, sa tenue ferme et simple aux audiences, son élévation naturelle de langage, ce quelque chose de contenu qu'il eut toujours et qui ne s'échappait que par éclairs, excitaient une sympathie universelle. Ses deux avocats, M. Isambert et M. Romiguières, lui donnaient les meilleurs conseils dans l'intérêt de sa défense et avaient peine à le faire plier. Traduit devant un dernier Conseil de guerre à Toulouse, il s'obstinait à vouloir plaider l'incompétence: M. Romiguières ne l'amena qu'après bien des efforts à un système de défense plus pratique, et il réussit à le faire acquitter (juillet 1824).

Carrel, libre enfin et n'ayant rien abjuré, vint à Paris pour y tenter une carrière; militaire, il ne pouvait plus songer à

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