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bonne heure chez elle du Musset, un peu de George Sand, Eugène Sue brochant sur le tout, un peu de socialisme avant l'effroi, avant l'épreuve, avant la lettre, me dit un spirituel voisin; un peu de théorie et beaucoup de caprice. Le cigare, ou du moins la cigarette était de mise dans le boudoir. Je ne parle que des lionnes, dira-t-on; mais il y en avait à bien des degrés et à plus d'un étage. Tout cela, déjà, est un peu vieux, c'est de l'ancien régime; les jeunes femmes du régime nouveau s'essaient encore, et je ne les connais plus.

Mme Sophie Gay, par le caractère et par le tour natif, datait de bien avant la Restauration; elle est une des femmes qui avaient le plus d'esprit sous l'Empire; mais, comme il arrive, l'auteur chez elle retardait sur la femme du monde; ce n'est que dans les premières années de la Restauration et dans cette seconde moitié de son âge qu'elle a réalisé la plupart de ses productions littéraires. En avançant, elle s'est appliquée sans trop d'efforts à les tailler dans la forme du jour, à leur en donner la coupe et la couleur : elle y a réussi. Sans énumérer ici ses nombreux romans, nul, en la lisant, ne devinerait qu'elle fut, par ses débuts, et, je dirai mieux, par son chefd'œuvre (Léonie de Montbreuse), d'une époque si antérieure. Qui a lu le Moqueur amoureux (1830), un Mariage sous l'Empire (1832), la Duchesse de Châteauroux (1834), ne s'est aperçu en rien que ce ne fût pas à un auteur du moment, et du dernier moment, qu'il ait eu affaire. La Duchesse de Châteauroux, particulièrement, obtint du succès dans le public; ce n'est que nous autres critiques qui nous sommes dit que c'est un de ces romans trop voisins de l'histoire pour intéresser véritablement les esprits amis du vrai en matière de faits ou en matière de sentiment et de passion. L'auteur, en y mettant, dès les premières pages, de cette érudition dont on est curieux aujourd'hui, est sorti de son genre et de sa nature. Son style aussi, en affectant plus de couleur, s'est tendu par endroits et s'est altéré; il est moins pur qu'autrefois. Ce n'est point dans Léonie de Montbreuse que l'auteur aurait dit, en parlant d'une excuse que fit M. de Maurepas, ministre, à Mme de La Tournelle (Mme de Châteauroux), et que celle-ci repoussa avec dédain : « Cette réponse dédaigneuse fut la base de l'inimitié éclatante qui a toujours régné depuis entre le ministre, sa femme et Mme de La Tournelle. »

Mais laissons ces détails, et prenons Mme Sophie Gay dans l'ensemble de son esprit et de sa carrière. Elle s'était de tout temps beaucoup occupée de théâtre, et plusieurs de ses pièces, soit à l'Opéra-Comique, soit au Théâtre-Français, furent représentées avec un certain succès. On se souvient à la ComédieFrançaise du Marquis de Pomenars (1820). Mme Gay jouait elle-même très-bien la comédie en société; elle aimait à la diriger; elle était un régisseur excellent. On avait, à cet égard, à profiter de ses conseils : dans une esquisse qu'elle a donnée du salon de Mlle Contat, j'ai noté d'elle sur les différentes manières de prendre le rôle d'Elmire des remarques pleines de vérité et d'analyse morale.

Les personnes qui, comme Mme Gay, vivent jusqu'à la fin et vieillissent dans le monde, sans se donner de répit et sans se retirer un seul instant, échappent difficilement à la longue, et malgré tout l'esprit qu'elles ne cessent d'avoir, à une certaine sévérité ou à une certaine indifférence. Je voudrais, dans les éloges qu'on peut lui accorder, en choisir quelques-uns qui parussent incontestables. Personne éminemment sociable, si elle menait de font trop de goûts à la fois, et qui même se nuisaient entre eux, on doit dire qu'elle ne sacrifiait jamais le goût de l'esprit. Elle en avait en elle un fonds qu'elle n'épuisa jamais. Il était impossible qu'une conversation dont elle était tombât dans le nul ou dans le commun; toujours elle la relevait par une saillie, une gaieté, un trait d'ironie ou de satire, ou même un mot d'une douce philosophie. Vers la fin, elle promettait quelquefois à ses amis qu'elle irait mourir chez eux : « Je ne veux pas que cette demoiselle (disait-elle de la mort) me trouve seule. » Ne lui demandez pas dans ses jugements cet esprit de justesse et d'impartialité qui prend sa mesure dans les choses mêmes et qui rend à chacun ce qui lui est dû. Elle était femme en ce point, et des plus femmes. Elle aimait ses amis et les défendait, et brisait des lances pour eux à l'aventure. Quand elle vous aimait, me dit l'un de ceux qui l'ont connue le mieux, elle vous trouvait des vertus inattendues; de même que, quand elle ne vous aimait pas, elle vous aurait nié des mérites incontestables. Pourtant, ses inimitiés ne tenaient pas; son esprit de coterie n'était point exclusif; elle était toujours prête à élargir le cercle plutôt qu'à le restreindre. Elle aimait la gaieté, la jeunesse, les gens d'esprit et

ceux qui ont le collier franc. Sa parole, plus forte et plus drue quand elle causait que quand elle écrivait, rappelait parfois le tempérament de certaines femmes de Molière, bien qu'il s'y mêlât plus d'un trait de la langue de Marivaux.

Elle n'était point fatigante de marivaudage pourtant; que vous dirai-je? elle avait des aperçus, des idées, et cela sans jamais prétendre, comme tant de femmes, refaire le monde; elle n'aurait voulu refaire que le monde de son beau temps et de sa jeunesse. Et encore, bien souvent, elle n'y songeait pas; elle acceptait le présent avec émulation, avec philosophie, et les plus jolis vers qu'on a d'elle sont ceux qu'elle a faits sur le Bonheur d'être vieille.

Chez elle, me disent ceux qui ont eu l'honneur de la voir habituellement, elle était très-aimable, et plus que dans le monde ; elle y avait tout son esprit, et de plus celui des personnes qu'elle recevait. Elle les faisait valoir avec une sorte de grâce familière et brusque, qui n'excluait pas un souvenir d'élégance.

Sa vanité n'était point pour elle ni pour ses ouvrages; elle ne la mettait que dans le succès de ses proches, de ses entours; quant à elle-même, qui avait tant produit, elle n'avait point. d'amour-propre d'auteur : ce n'était qu'un amateur qui avait beaucoup écrit.

Le monde était pour elle un théâtre et comme un champ d'honneur dont elle ne pouvait se séparer; elle était infatigable à causer, à veiller, à vouloir vivre. Un jour, ou plutôt une nuit, comme les bougies s'étaient plusieurs fois renouvelées et qu'elle sonnait pour en demander d'autres, le valet de chambre qui était à son service, familier comme les anciens domestiques, alla à la fenêtre, ouvrit brusquement les volets, et le soleil du matin entrant : « Vous voulez des lumières, dit-il, en voilà! »>

Dans ses dernières années, elle passait régulièrement une partie de la belle saison à Versailles; elle s'y était fait une société et était parvenue à animer un coin de cette ville de grandeur mélancolique et de solitude. Elle y avait trouvé, il est vrai, de bien vifs et spirituels auxiliaires; il suffit de nommer M. Émile Deschamps.

Ce petit nombre de traits qu'on pourrait multiplier font assez voir à quel point Mine Sophie Gay était une personne de

vigueur et de nature, une de celles qui payèrent le plus constamment leur écot d'esprit, argent comptant, à la société. Ce qu'il faut ajouter pour corriger ce que l'expression paraîtrait avoir de trop énergique, c'est que quelqu'un qui voudrait faire un livre intitulé : l'Esprit de Mme Sophie Gay, n'aurait qu'à bien choisir pour le composer d'une suite de bonnes remarques sur le monde et sur les sentiments, d'observations à la fois fines, délicates, naturelles et bien dites.

Lundi 3 mai 1852.

ARMAND CARREL.

Ce qu'était Carrel, tous ceux qui l'ont connu le savent, et il ne leur est pas difficile, par la connaissance qu'ils ont du caractère de l'homme, de s'expliquer les phases différentes de sa destinée. Mais les générations venues depuis sa mort ne savent plus bien ce qu'était ce personnage intrépide et inachevé, si souvent invoqué comme chef dans les luttes politiques, cet écrivain dont il ne reste que peu d'ouvrages et un souvenir si supérieur à ce qu'on lit de lui. Carrel est pour eux tous un nom, une question, déjà une énigme. Qu'aurait-il fait s'il avait vécu, s'il avait assisté au triomphe de sa cause, de ce qui paraissait sa cause? C'est ce qu'on s'est demandé bien des fois depuis quatre ans. Nous n'essaierons pas de répondre ni de rechercher ce qu'il aurait pu être il nous a semblé pourtant qu'il n'était pas inopportun de rappeler ce qu'il a été.

Π y a deux manières d'aborder Carrel, même en ne portant dans cette étude aucune préoccupation de parti ni aucune passion politique. Il y a une manière plus poétique, plus généreuse peut-être, plus magnifique, qui consisterait à voiler les défauts, à faire ressortir les belles et grandes qualités, à l'en envelopper et à l'en couvrir, à l'accepter selon l'attitude si chevaleresque et si fière dans laquelle il aimait à se présenter à tous, à ses amis, au public, aux adversaires, et dans laquelle la mort l'a saisi. En un mot, je conçois qu'on puisse dire: La statue de Carrel est une statue funèbre; laissons

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