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fait au-dessous de lui-même et des autres, quand ces autres étaient tout simplement un petit cercle de gens instruits et aimables; il le sentait, il en souffrait et en devenait de mauvaise humeur et maussade, par conséquent ennuyeux. Léonie le sentait aussi et en souffrait à sa manière, mais plus profondément : « On est si humilié, remarque-t-elle, de découvrir une preuve de médiocrité dans l'objet qu'on aime, qu'il y a plus de honte que de regret dans le chagrin qu'on en éprouve. » Un certain Edmond de Clarencey, voisin de campagne, se trouve là d'abord comme par un simple effet du voisinage; il cause peu avec Léonie et semble ne lui accorder qu'une médiocre attention; il accompagne Alfred dans ses courses et lui tient tête en bon camarade. Pourtant, quand il s'aperçoit de ses petits désaccords avec Léonie, il lui arrive une ou deux fois, et sans en avoir l'air, d'y prendre garde et de les réparer. Cette attention imprévue et détournée choque Léonie dès qu'elle s'en aperçoit, presque autant que l'inattention première; car enfin, s'il entrait au moins quelque générosité dans la conduite de M. de Clarencey! s'il sacrifiait quelque chose en s'intéressant ainsi au bonheur de son ami! s'il lui enviait tout bas la douceur d'être aimé!

<< Mais rien, nous dit Léonie, ne pouvait m'en donner l'idée, et j'avoue à ma honte que j'en éprouvai de l'humeur. Les femmes, habituées aux éloges, aux protestations de tendresse, ont cela de malheureux qu'elles ne peuvent supporter la pensée d'être indifférentes même aux gens qui les intéressent le moins. Le dépit qu'elles en ressentent les conduit souvent à faire, pour plaire, des frais exagérés qui les compromettent si bien qu'elles ne savent plus comment rétrograder, et bientôt elles se trouvent engagées sans avoir le moindre sentiment pour excuse. Je crois que ce travers de la vanité a fait commettre plus de fautes que toutes les folies de l'amour. >>

Ce n'est point ici le cas pour Edmond : Léonie est loin de s'engager avec lui; mais peu à peu elle le remarque, elle lui en veut, puis elle lui sait gré; enfin, elle s'occupe de lui, et tout le terrain que perd Alfred, Edmond insensiblement le gagne. Il y a, je le répète, beaucoup d'art et de nuance dans cette seconde partie du roman. Le tout se termine à souhait, puisque cet Edmond n'est autre que le pupille et le protégé de M. de Montbreuse, celui dont Léonie n'avait point d'abord

voulu entendre parler, sans même le connaître. Elle finit par l'épouser sans qu'Alfred en souffre trop; et la morale du roman, cette fois excellente, c'est que, « de tous les moyens d'arriver au bonheur, le plus sûr (pour une jeune fille qui sort du couvent) est celui que choisit la prévoyante tendresse d'un père. »

Dans ce roman gracieux, où il n'entre rien que de choisi et où elle a semé de fines observations de société et de cœur, Mme Gay s'est montrée une digne émule des Riccoboni et des Souza (1).

Son troisième roman, Anatole (1815), est encore du même ton et a eu peut-être plus de célébrité, bien que je préfère Léonie. Anatole est de l'espèce des romans-anecdotes dont la donnée repose sur une infirmité ou une bizarrerie de la nature ainsi, Ourika de Mme de Duras, Aloïs de M. de Custine, le Mutilé de M. Saintine. Anatole, le beau silencieux, est un sourd-muet de naissance, mais on ne le sait pas d'abord, et c'est là qu'est le secret. Un soir, au sortir de l'Opéra, il sauve la vie de Valentine, de Mme de Saverny, qui allait être écrasée sous les pieds des chevaux; lui-même est blessé et disparaît. Celle qu'il a sauvée, jeune veuve, pleine de beauté et d'une rare délicatesse de sentiments, le fait chercher sans le découvrir d'abord, et pendant longtemps elle ne le connaît

(1) Léonie de Montbreuse était dédiée, dans la pensée de Mme Gay, à sa fille Mme la comtesse de Canclaux, née du premier mariage. Voici les vers faciles et maternels qu'elle avait écrits en tête de l'exemplaire donné à Mme de Canclaux, qui venait de se marier au moment où le roman parut :

A MA FILLE aglaé.

Comme un doux souvenir, accepte cet ouvrage.
Tu sais que pour toi seule il fut imaginé;
Alors que du malheur nous ressentions l'outrage,
A le distraire il était destiné.

Parfois de ses chagrins tu plaignais Léonie,
Et, sans les imiter, tu riais de ses torts;
Plus sage en tes projets, sans ruse, sans efforts,
Tu m'as laissé le soin du bonheur de ta vie.
Le choix de cet époux qui devait te chérir
A ma tendresse fut confié par toi-même;

Je le vois t'adorer presque autant que je t'aime,
Et ce que j'ai rêvé, tu viens de l'accomplir.

qu'à demi et dans un mystère qui l'empêche d'avoir la connaissance de son infirmité. Quand elle le sait, il est trop tard, elle l'aime; mais, comme bien peu de personnes ont le secret de cet amour, on la croit près d'épouser un chevalier d'Émeranges, fat spirituel, qui jusqu'alors semblait enchaîné par Mine de Nangis, belle-sœur de Valentine, et qui lui est devenu infidèle. La jalousie de Mme de Nangis, qui se croit sacrifiée à une rivale, produit des scènes assez belles et assez dramatiques, dans lesquelles la pauvre Valentine, poussée à bout par sa belle-sœur, en présence du mari de celle-ci, n'aurait qu'un mot à dire pour écraser la coupable et pour se venger mais ce mot, elle ne le dit pas, et prend sur elle tous les torts. De son côté, Anatole, le bel Espagnol, doué de tous les talents et de tous les charmes, et à qui il ne manque que la parole, se croit également sacrifié, et il est disposé à s'éloigner pour toujours, lorsqu'un soir à l'Opéra (car sans Opéra point de roman), Valentine, qui a voulu le revoir, et à qui il croit aller faire du regard un éternel adieu, lui adresse de loin un signe qui veut dire Restez ! Il n'ose comprendre, il regarde encore, quand un second signe, toujours dans la langue des sourdsmuets, vient lui dire : Je vous aime. C'est à étudier cette langue de l'abbé Sicard et de l'abbé de L'Épée que Valentine a consacré ses matinées durant les trois derniers mois : « Lorsque j'ai senti, dit-elle, que rien ne pouvait m'empêcher de l'aimer, j'ai voulu apprendre à le lui dire. »

Cette première veine délicate et nuancée, cette première manière de roman s'arrête pour Mme Gay avec Anatole, et elle ne la prolongea point au delà de l'époque de l'Empire. En 1818, Mme Gay publia le premier volume d'un roman intitulé : les Malheurs d'un Amant heureux, et dont elle donna les deux volumes suivants en 1823. C'est censé écrit par une espèce de valet de chambre très-instruit et très-lettré, qui, au besoin, est homme à citer Horace en latin, Shakspeare en anglais, et à avoir lu Corinne. Malgré ces invraisemblances, le ton de ce roman, surtout du premier volume, est facile et naturel; c'est le Gil Blas de Mme Gay, et elle s'y permet sous le masque des traits plus gais, plus vifs, plus lestes si l'on veut, que dans sa première manière. Elle y peint avec assez de naïveté et avec beaucoup d'entrain les mœurs de la société dans sa jeunesse, ce pêle-mêle de grandes dames déchues, de

veuves d'émigrés vivants, de fournisseurs enrichis, de jacobins à demi convertis, dont quelques-uns avaient du bon et à qui l'on se voyait obligé d'avoir de la reconnaissance :

« En vérité, il y a de quoi dégoûter d'une vertu qui peut se trouver au milieu de tant de vices, et il me semble qu'on ne lui doit pas plus de respect qu'à une honnête femme qu'on rencontrerait dans un mauvais lieu. Soit; mais c'est encore une bonne fortune assez rare pour qu'on en profite sans ingratitude. »

Les scènes du monde d'alors, les originaux qui y figurent et qu'on y raille, les talents divers qu'on y applaudit, depuis le chanteur Garat jusqu'au républicain Daunou, y sont retracés assez fidèlement, et ce premier tome de roman n'est guère, en bien des pages, qu'un volume de Mémoires. Les volumes suivants, dans lesquels le maître du valet de chambre narrateur est devenu aide-de-camp du général en chef de l'armée d'Italie, nous rendent, à travers un romanesque surabondant, quelques échos sentis de cette époque d'enthousiasme et d'ivresse, « où l'on ne voulait pour prix de ses dangers que du plaisir et de la gloire. » Mme Gay, se rejetant en arrière, dirait volontiers avec les guerriers de ces années d'orgueil et d'espérance: « Nous étions jeunes alors! >>

Les femmes, pour peu qu'elles écrivent et qu'elles marquent, portent très-bien en elles le cachet des époques diverses, et, si l'on voulait désigner en leurs personnes les périodes successives de Louis XVI, du Directoire et de l'Empire, de la Restauration et du régime de Louis - Philippe, on arriverait à quelques aperçus de mœurs qui ne tromperaient pas.

Sous Louis XVI, la femme, la jeune femme qui écrit ou qui rêve, est sentimentale, d'un sentimentalisme qui tient à la fois de Jean-Jacques et de Berquin, qui s'embellit de Florian ou de Gessner, et s'enchante de Bernardin. Elle ne pense qu'à élever ses enfants selon les vrais principes, à concilier l'amour et la vertu, la nature et le devoir; à faire dans ses terres des actes de bienfaisance dont elle ne manque pas d'écrire aussitôt le récit, afin de jouir de ses propres larmes, des larmes du sentiment. C'est là l'idéal; un amant, comme toujours, y trouve son compte; mais il faut qu'il se déguise en berger ou

en vertueux. Les romans de Mme de Souza (pour prendre un type très-distingué) ont été sinon écrits, du moins rêvés sous Louis XVI.

Sous le Directoire, on est dans un tout autre monde, dans une vogue toute différente. Une belle impudeur y règne, on y affiche des principes hardis, et les moutons, bien qu'il s'en rencontre encore par les chemins, sont en train de disparaître. Avec le Consulat et l'Empire, la femme militaire paraît, celle qui aime franchement la gloire, qui l'admire et qui s'honore de la récompenser; qui a les sentiments en dehors, la parure d'éclat, le front haut, les épaules éblouissantes, l'esprit (quand elle en a) franc, naturel et pas trop compliqué. Comme la société pourtant et le cœur aiment les contrastes, il se mêlera à cet amour avoué de la gloire et des exploits, des airs de rêverie et de romance.

La Restauration arrive : donnez-lui le temps de s'asseoir et de recueillir son esprit. Dès que cet esprit aura parlé par la voix de quelques écrivains, par le chant de quelques poëtes, vous avez une génération de femmes toutes différentes. A celles-ci il faut des idées avant tout, des sentiments, je ne sais quoi de métaphysique et de raffiné; elles ont lu les Méditations de Lamartine, et elles soupirent; elles aiment l'esprit, et elles s'en vantent; elles s'éprennent et se passionnent pour des orateurs; elles sont femmes à se trouver mal si elles ont rencontré, sans être prévenues à l'avance, le grand poëte de leur rêve. De la religiosité, un peu de mysticisme, des nerfs (on n'avait pas d'attaques de nerfs sous l'Empire), un idéal ou libéral ou monarchique, mais où il s'exhale quelque vapeur de poésie, voilà ce qui distingue assez bien la jeune femme de la Restauration. Un observateur physiologiste l'a dit : C'est l'avènement de la femme frêle, à qui un ton de langueur et de pâleur donne plus de prix : elle a remplacé la femme opulente. Les variations du goût s'expriment dans ces types de beauté à la mode. Je ne veux pas dire qu'à toutes ces époques diverses, on fasse des choses bien différentes, mais c'est la manière qui a changé.

Sous le règne de Louis-Philippe, malgré le caractère si moral de la famille régnante, le dirai-je? la jeune femme avait fort dégénéré, ou du moins elle s'était émancipée plus qu'on n'aurait pu croire sous un régime si sage. Il s'était glissé de

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