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court, sentencieuse, pédante, adroite et flatteuse, visant à une perfection méthodique, fort suspecte de mettre « les vices en action et les vertus en préceptes. » L'héroïne du roman, Laure, s'y félicite de partager l'antipathie de Mme de Gercourt « avec deux femmes d'un grand mérite, dont les opinions, ditelle, ont quelque rapport avec les miennes. » Ces deux femmes sont, la première, Mme de Staël, et la seconde, je crois, Mine de Flahaut. En contraste de Mme de Gercourt et d'un abbé de sa connaissance, qui joue un fort vilain rôle dans le roman, l'auteur place un curé tolérant dans le genre de celui de Mélanie, plus occupé de la morale que du dogme: cette morale, il faut en convenir, à l'examiner de près, paraîtrait un peu relâchée, et Me de Genlis, si elle avait répondu, aurait pu prendre sa revanche.

Les scènes mélodramatiques de la fin et les airs de mélancolie répandus çà et là dans l'ouvrage, sont la marque du temps; ce qui est bien déjà à Mme Gay, c'est le style net, courant et généralement pur, quelques remarques fines du premier volume; par exemple, lorsque Laure dit qu'en se retirant du monde pour vivre à la campagne, partagée entre les familles des deux châteaux voisins, elle avait cru se soustraire aux soins, aux tracas, aux passions, et qu'elle ajoute: « Eh bien! mon amie, le monde est partout le même; il n'y a que la différence d'une miniature à un tableau. »

Il y eut là une interruption dans la vie littéraire de Mme Gay (4). Mariée en secondes noces à M. Gay, qui devint receveur-général du département de la Roër, elle habita durant près de dix ans tantôt à Aix-la-Chapelle, tantôt à Paris, et vécut pleinement de cette vie d'un monde alors si riche, si éclatant, si enivré. Elle nous a montré et décrit son salon à Aix-la-Chapelle, pendant un voyage qu'y fit Joséphine en revenant des eaux de Plombières, dans l'été de 1804. L'Empereur vint lui-même du camp de Boulogne, où il était alors, faire une apparition dans la ville de Charlemagne. M. Gay réclama

(4) Ce roman de Laure d'Estell n'avait été écrit et publié par Mme Gay que pour venir au secours d'un oncle et d'une tante, M. et Mme B... de L..., qui se trouvaient sans ressources en rentrant de l'émigration, et dans un temps où elle-même n'avait pas encore la fortune qu'elle eut depuis.

l'honneur de loger M. Maret (depuis duc de Bassano). Ce premier commis impérial, laborieux, infatigable, donnait chaque nuit, après les représentations du jour, un certain nombre d'heures au travail, mais il trouvait là des veilleurs encore plus infatigables et plus intrépides que lui:

<< Lorsque vers deux heures du matin, dit Mme Gay, après en avoi donné trois ou quatre au travail, il entendait parler encore dans mon salon, nous voyions s'entr'ouvrir la porte de son cabinet, et il nous demandait s'il n'était pas trop tard pour qu'il vînt causer avec nous. Il me surprenait alors au milieu de ce qu'il appelait mon état-major : c'était un cercle de bons rieurs, de causeurs spirituels, d'artistes, où les aides-de-camp étaient en majorité. »

Elle nous y parle du jeu, qui se mêlait très-bien, assuret-elle, à la causerie, et qui, tout follement engagé qu'il était, n'était point acharné alors comme aujourd'hui, et ne laissait perdre ni un récit amusant ni un bon mot. Elle se dessine là comme elle restera de tout temps. J'ai lu d'elle de très-spirituels et très-mordants couplets de cette époque, et qui emportaient la pièce, sur des ennuyeux et des ennuyeuses qui n'étaient pas de son monde : on ne les disait que portes closes. Mais elle composait aussi, en ces années, des romances sentimentales très-agréables, que chacun savait par cœur et qu'on applaudissait. Celle de Maris, qui est d'elle, air et paroles, a eu bien de la vogue :

Mais d'où me vient tant de langueur?
Qui peut causer le chagrin que j'ignore?

Quoi! ces bosquets, ces prés fleuris,
Dont j'aimais tant la fraîcheur, le silence,

Ces chants d'amour, de jeux suivis,
Tous ces plaisirs n'étaient que sa présence!...

Demandez à quelqu'une de vos tantes ou de vos mères de vous chanter cela.

M. Gay, homme d'esprit et qui recevait bien, était ami intime d'Alexandre Duval, de Picard, de Lemercier; Mme Gay, qui les connaissait déjà, se trouva plus liée que jamais avec eux tous ce sont là ses premiers contemporains littéraires, Elle a son originalité de femme parmi eux.

Le second roman de Mme Sophie Gay, qui parut avec les seules initiales de son nom, en 1813, est Léonie de Montbreuse, et, si j'osais avoir un avis en ces matières si changeantes, si fuyantes, et dans lesquelles il est si difficile d'établir une comparaison, je dirais que c'est son plus délicat ouvrage, celui qui mérite le mieux de rester dans une bibliothèque de choix, sur le rayon où se trouveraient la Princesse de Clèves, Adèle de Sénanges et Valérie.

Léonie a seize ans ; orpheline de sa mère, elle a été élevée au couvent; elle en sort, ramenée par son père M. de Montbreuse, qui va songer à l'établir. En quittant son couvent, où elle laisse une amie indispensable, elle verse « autant de larmes qu'elle en eût répandu si l'on était venu lui dire qu'il y fallait passer un an de plus. » Léonie a l'imagination vive; elle ne conçoit rien de médiocre; elle est de celles qui veulent être des plus distinguées ou complétement ignorées : « Adorée ou indifférente! voilà, dit-elle, tout le secret des chagrins de ma vie. » Arrivée chez son père, Léonie voit une tante, Mme de Nelfort, bonne personne, mais très-exagérée, et qui a pour fils un Alfred, joli garçon, étourdi, dissipé, un peu fat déjà et lancé dans les aventures à la mode, colonel, je le crois, par-dessus le marché; car la scène se passe dans l'ancien régime et à une date indécise. Mme de Nelfort loue son fils, elle loue sa nièce; M. de Montbreuse, homme prudent, froid, et qui cache sa tendresse sous des dehors réservés, essaie de prémunir sa fille contre ces exagérations mondaines; il lui trace aussi la ligne de conduite qu'il voudrait lui voir tenir avec son cousin Alfred. Mais Alfred paraît; c'est à l'Opéra que Léonie l'aperçoit d'abord; il y est fort occupé auprès d'une élégante, Mae de Rosbel; ou plutôt, tandis que la foule des adorateurs s'agitait autour de la coquette, qui se mettait en frais pour eux tous, Alfred, plus tranquille, « lui parlait peu, ne la regardait jamais, et l'écoutait avec l'air de ne point approuver ce qu'elle disait, ou d'en rire avec ironie.

« Celte espèce de gaieté (c'est Léonie qui raconte) contrastait si bien avec les airs doucereux el flatteurs des courtisans de Mme de Roshe, que personne ne se serait trompé sur le genre d'intimité qui existait entre elle et M. de Nelfort. Cette première remarque, jointe à celle d'une plus longue expérience, m'a convaincue que les femmes sout souvent plus compromises par la froide familiarité de celui qu'elles

préfèrent, que par les soins empressés d'un amant passionné. La sécu rité de l'un trahit leur faiblesse, l'inquiétude de l'autre n'apprend que

son amour. >>

Voilà de ces remarques fines, comme Mme Gay en avait beaucoup, plume en main. Quand elle causait, elle en avait aussi, mais elles disparaissaient au milieu de ce qu'il y avait de plus actif et de plus animé dans sa personne. On les retrouve plus distinctes quand on la lit.

Pourtant Léonie commence par se piquer d'honneur. Elle a entendu au passage Mme de Rosbel la désigner du nom de petite pensionnaire: il n'en faut pas plus pour qu'elle en veuille à Alfred d'avoir souri à cette injure, et pour qu'elle débute avec lui par exiger une réparation. Alfred, auprès d'une si jolie cousine, ne demande pas mieux que de réparer; une fois qu'il a le secret de ce dépit, il reprend aisément ses avantages. Il a l'air de sacrifier Mme de Rosbel, et il croit à ce moment préférer Léonie. Dès le premier pas, les voilà engagés tous deux plus qu'ils ne pensent:

<< Alfred me plaisait, je crus l'aimer, dit Léonie. Que de femmes sont tombées dans la même erreur! Ne connaissant l'amour que par récit, le premier qui leur en parle émeut toujours leur cœur en leur inspirant de la reconnaissance; et, dupes de cette émotion, elles prennent le plaisir de plaire pour le bonheur d'aimer.»

J'omets divers accidents qui engagent de plus en plus la jeune exaltée et l'aimable étourdi. Cependant M. de Montbreuse avait d'autres projets pour sa fille; il la destinait au fils de l'un de ses meilleurs amis, et dont il était le tuteur: mais elle lui laisse à peine le temps de lui expliquer ce désir ; elle aime Alfred, elle n'aime que lui: Jamais d'autre! c'est sa devise. Bref, le mariage est fixé à l'hiver prochain; Alfred, qui a été blessé à l'armée, a lui-même besoin d'un délai, bien que ce terme de huit mois lui semble bien long. On doit passer ce temps au château de Montbreuse dans une demi-solitude, et s'y éprouver l'un l'autre en préludant au futur bonheur. C'est ici que le romancier fait preuve d'un art véritable ; ces huit mois, destinés à confirmer l'amour d'Alfred et de Léonie, vont peu à peu le défaire, et leur montrer à euxmêmes qu'en croyant s'aimer, ils s'abusent.

Et tout d'abord Alfred, à peine arrivé au château, trouve Suzette, une fille de concierge, mais élevée un peu en demoiselle, et, en la voyant, il ne peut s'empêcher de s'écrier assez militairement devant Léonie: « Ah! la jolie petite personne! >>

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«Dans ma simplicité, remarque Léonie, je croyais alors qu'un homme bien amoureux ne pouvait parler avec chaleur d'aucune autre beauté que de celle de l'objet de son amour; mais l'expérience m'a prouvé, depuis, que les femmes seules étaient susceptibles d'un sentiment exclusif; l'amant le plus passionné pour sa maîtresse n'en est pas moins sensible aux charmes de toutes les jolies femmes, tandis que celle qui aime ne voit que son amant. »

Ce n'est là qu'un commencement: la façon dont cet amour de tête chez Léonie se découd chaque jour insensiblement et comme fil à fil est très-bien démêlée. Alfred, dès qu'il se porte mieux, fait des sorties à cheval et court les champs; au retour, il a mille bonnes raisons pour s'excuser:

«En sa présence, dit Léonie, j'accueillais toutes ses raisons, et j'allais même jusqu'à me reprocher de l'avoir accusé; mais, dès qu'il me laissait longtemps seule, je m'ennuyais, et c'est un malheur dont on se venge toujours sur celui qui en est cause, et quelquefois sur ceux qui en sont innocents. »

M. de Montbreuse a beau faire à sa fille de petits sermons sur l'ennui, vouloir lui prouver que chacun s'ennuie dans sa sphère, et que savoir s'ennuyer est une des vertus les plus utiles dans le monde, elle n'en croit rien et trouve un tel héroïsme au-dessus de ses forces de dix-sept ans.

Quand Alfred se décide à rester au château, il ne réussit pas toujours mieux qu'en s'éloignant :

<< "Son esprit si vif, si gai dans le grand monde, où l'ironie a tant de succès, était d'un faible secours dans une société intime où l'on n'a point envie de se tourner mutuellement en ridicule. C'est là qu'il fautréunir toutes les qualités d'un esprit allochant pour y paraître longtemps aimable. Une bonne conversation se compose de tant d'éléments divers que, pour la soutenir, il faut autant d'instruction que d'usage, de bonté que de malice, de raison que de folie, et de sentiment que de gaieté. »

C'est Léonie, c'est Mme Gay qui observe cela, et on ne dit pas mieux. Il y avait donc des moments où Alfred était tout à

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