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Un violent amour qui le saisit durant ce séjour à Châlons, et qui avait pour objet une jeune dame de la ville, vint mêler ses orages à tous ceux qui fermentaient déjà dans son cœur. On le voit dès lors ce qu'il sera de tout temps avec les femmes, galant, dévoué, chevaleresque, capable d'entrainement. It pensait jusqu'en ses dernières années qu'un homme, pour rester tout à fait comme il faut, doit passer, chaque jour, quelques heures d'entretien avec les femmes: cela maintient l'esprit et la délicatesse.

En février 1793, lieutenant en premier dans une compagnie d'artillerie qui n'avait pas de capitaine, il préluda par une espèce de commandement. Envoyé à l'armée des Alpes, il fit partie du camp de Tournoux, qui fermait la vallée de l'Arche. Les généraux le distinguèrent; il eut son premier combat à Maison-Méane; il y entendit pour la première fois le sifflement des balles et des boulets, qui lui parut des plus agréables : « J'avais une impétuosité et une ardeur extrêmes, dont l'effet me portait à vouloir toujours avancer. »

Envoyé au siége de Toulon, il y retrouve Bonaparte, qui l'emploie et le garde avec lui. Ici, les récits de Marmont dans ses Mémoires prennent un intérêt puissant, et une grande part s'en réfléchit sur l'homme extraordinaire dont il fut le compagnon, le lieutenant, et que nul n'a mieux connu que lui. Marmont n'est pas seulement un homme de guerre, c'est un homme d'esprit qui juge, qui a des aperçus supérieurs, et qui, en toute matière, pénètre à la philosophie et à la moralité de son sujet. Veut-on savoir, par exemple, comment il apprécie tout d'abord le politique en Bonaparte, lorsque, lié au siége de Toulon et depuis avec les révolutionnaires ardents, Robespierre jeune et autres, plus terribles pourtant de nom que de fait, le futur César les domine déjà et songe à se servir d'eux pour les chances possibles :

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Éloigné par caractère de tous les excès, dit Marmont de Bonaparte, il avait pris les couleurs de la Révolution, sans aucun goût, mais uniquement par calcul et par ambition. Son instinct supérieur lui faisait dès ce moment entrevoir les combinaisons qui pourraient lui ouvrir le chemin de la fortune et du pouvoir. Son esprit naturellement profond avait déjà acquis une grande maturité, plus que son âge ne semblait le comporter. Il avait fait une grande étude du cœur humain : celte science est d'ailleurs pour ainsi dire l'apanage des peuples à

demi barbares, où les familles sont dans un état constant de guerre entre elles, et, à ces titres, tous les Corses la possèdent. Le besoin de conservation éprouvé dès l'enfance développe dans l'homme un génie particulier. Un Français, un Allemand et un Anglais seront toujours très-inférieurs sous ce rapport, toutes choses égales d'ailleurs en facultés, à un Corse, un Albanais ou un Grec; et il est bien permis de faire entrer encore en ligne de compte l'imagination, l'esprit vif et la finesse innée qui appartiennent comme de droit aux méridionaux, que j'appellerai les enfants du soleil. Ce principe, qui féconde tout et mret tout en mouvement dans la nature, donne aux hommes venus sous son influence particulière un cachet que rien ne peut effacer. >>

Marmont, à ce moment, est lié à toutes les vicissitudes de la fortune naissante de Bonaparte. Quand celui-ci est arraché à l'armée des Alpes et se voit à regret nommé au commande. ment de l'artillerie dans l'armée de l'Ouest, il emmène avec lui Junot et Marmont : « Quoique je ne fusse retenu auprès de lui qu'extraordinairement sur sa demande, dit Marmont, il me proposa de le suivre, et je me décidai à l'accompagner sans autre ordre que le sien. » En passant par la Bourgogne, Bonaparte s'arrête dans la famille de Marmont. Ce retard de quatre jours semble lui avoir été funeste. Arrivé à Paris, il se trouve rayé de son commandement dans l'Ouest et sans fonctions. Les voilà donc tous trois sur le pavé de Paris, «< moi, sans autorisation régulière, dit Marmont, Junot attaché comme aide de camp à un général qu'on ne voulait pas reconnaître, Bonaparte, sans emploi, logés tous trois Hotel de la Liberté, rue des Fossés-Montmartre, passant la vie au Palais-Royal et au théâtre, sans argent et sans avenir. » C'est à cette époque que Bourrienne, qui avait connu Bonaparte à l'école de Brienne, essaya de profiter de ces heures de mécontentement et d'humeur pour l'associer à ses projets et à ses entreprises.

et

Marmont, qui avait gardé tout son feu, et qui ne perdait pas un commandement en chef, demanda à être employé au siége de Mayence c'était une grande école pour un officier d'artillerie. « Comme ma ferveur, dit-il, contrastait avec le dégoût du jour, on me donna des lettres de service. J'aimais déjà la magnificence; j'achetai une jolie chaise de poste, un bel équipage de cheval, de très-bonnes cartes... » On aura remarqué ce trait de caractère : J'aimais déjà la magnificence. C'était de tout temps un des faibles du maréchal que cette disposition aux largesses et à la libéralité. Dans le beau portrait qu'il a

tracé d'un général qui remplit toutes les conditions du commandement, il n'oublie pas celle-ci : « Un général doit être aussi magnifique que sa fortune le lui permet. »

Ce n'est pas mon fait ici de suivre pas à pas Marmont dans tous les degrés de sa carrière. Bonaparte le retrouve et le rappelle à lui dès qu'il rentre en scène. Marmont est son aide de camp au début de la première campagne d'Italie. Chef de bataillon à Lodi, il mérite par sa conduite un sabre d'honneur décerné par le Directoire, avec cette inscription sur la lame : « Pour vaincre les tyrans. » Il se trouve à toutes ces actions immortelles dont l'ensemble compose le chef-d'œuvre le plus accompli qu'ait jamais produit l'art de la guerre. Il y prend part de son bras; il en jouit aussi avec l'intelligence d'un guerrier qui entre dans les calculs du chef et qui comprend avec enthousiasme ce genre d'idéal : une géométrie sublime et vaste qui ne se réalise à chaque instant que par l'héroïsme.

Le caractère de Marmont dans toute cette première partie de sa carrière, où il né commande pas en chef, est une valeur intelligente et un feu que le coup d'œil dirige. Dans l'expédition d'Égypte, à Malte, au passage, il est le premier à se signaler; il repousse la sortie des assiégés, s'empare du drapeau des chevaliers de l'Ordre. Il est fait général de brigade pour ce fait d'armes à vingt-quatre ans (14 juin 1798), et Napoléon, plus tard, placera dans ses armes le drapeau de Malte comme trophée.

Revenu d'Égypte en France avec Bonaparte, Marmont, après le 18 brumaire, devint conseiller d'État pour la section de la guerre et présida à une nouvelle organisation de l'artillerie. Il en rendit militaires les trains qui, auparavant, étaient abandonnés à des espèces de valets ou charretiers sans discipline et destitués du mobile de l'honneur. Dans les années qui suivirent, il réforma les différentes parties de cette arme, il simplifia les calibres de campagne, rendit le matériel léger, d'un facile transport, et établit le système qui a fait le tour de l'Europe pendant toutes les guerres de l'Empire. Ce fut proprement son ouvrage. Il n'est pas besoin d'être spécial pour distinguer la nature du talent de Marmont dans les parties savantes de la guerre ou de l'administration militaire. Il est plein d'idées, fertile en ressources, en inventions, ennemi de la pédanterie, de la routine, accessible aux nouveautés et porté

plutôt à devancer l'avenir qu'à le retarder et à le nier. Général en chef de l'armée de Portugal, c'est lui qui, en 1812, introduira parmi ses troupes l'usage des moulins portatifs qui permettent au soldat de faire lui-même sa farine et son pain, moyen le plus sûr pour qu'il n'en manque jamais. Ces moulins portatifs ont depuis été employés très-utilement, m'assuret-on, en Algérie. Ainsi, en toutes choses, on retrouve en lui le militaire inventif, l'administrateur à idées ingénieuses et promptes, un digne membre de l'Académie des Sciences.

Au passage du Saint-Bernard, dans la campagne de Marengo, il fit le miracle, qu'on croyait impossible, de transporter l'artillerie pendant cinq lieues de chemins impraticables aux voitures: « Je fis démonter toute l'artillerie, dit-il; on porta à bras tous les affûts; des traîneaux à roulettes, faits à Auxonne, furent abandonnés parce qu'ils étaient d'un service dangereux sur les bords des précipices; ils furent remplacés par des sapins creusés en étui. Toutes les bouches passèrent ainsi, et, en peu de jours, l'équipage eut franchi les Alpes. On s'occupa de tout remonter, et l'opinion de l'armée me récompensa de ce succès. » — << Toutes ces dispositions, dit Napoléon à son tour, se firent avec tant d'intelligence par les généraux d'artillerie Gassendi et Marmont, que la marche de l'artillerie ne causa aucun retard. >>

Le coup d'œil de Marmont à Marengo, au moment le plus critique, le feu qu'il dirigea à propos sur la colonne autrichienne, et qui donna comme le signal à la charge soudaine de Kellermann, nous le montrent général d'artillerie consommé, et aussi résolu qu'ingénieux.

Après Marengo, Marmont est placé sous Brune dans la campagne d'hiver sur le Mincio (novembre 1800). Tout en le secondant de ses talents, il juge de près ce général en chef, «< homme médiocre et incapable, » qui refuse une victoire offerte pour ne pas changer son plan, et qui, victorieux, ne sait pas profiter de ses succès. Il le citera toujours ensuite comme un exemple de ces généraux plus heureux qu'habiles, et qui ont eu pour eux la fortune sans la mériter.

« Cette campagne m'avait été favorable, dit Marmont; on reconnaissait mes services, et on me supposait, avec raison, investi de la confiance du Premier Consul. Je passais pour le conseiller du général en chef (Brune). L'expérience de cette

campagne m'a fait renoncer pour toujours à ce rôle mixte et batard. » Nous retrouvons ici un principe d'indépendance qu'il importe de noter, pour la conduite future de Marmont. Il a trop de ressort, trop de fierté naturelle d'intelligence, pour se prêter, même avec d'autres que Brune, à ces rôles à la fois intimes et secondaires.

Le premier commandement en chef de Marmont fut, en mars 1804, au camp d'Utrecht ou de Zeist ; c'est là qu'il apprit ce qu'il avait eu jusque-là peu d'occasions personnellement d'étudier et d'appliquer, la science et l'habitude des manœuvres, de la tactique proprement dite : « Si j'ai eu quelque réputation à cet égard, je la dois à mon long séjour au camp de Zeist, où, pendant plus d'une année, j'ai constamment été occupé à instruire d'excellentes troupes et à m'instruire moimême, avec cette émulation et cette ferveur que donne un premier commandement en chef dans les belles années de la jeunesse. » Il n'est jamais revenu sans un éclair au front et sans une larme dans le regard au souvenir de ce qu'il appelait ces camps de sa jeunesse, « dont est sortie la plus belle et la meilleure armée qui ait existé dans les temps modernes, et qui, si elle est égalée, ne sera certainement jamais surpassée : je veux dire l'armée qui campa deux ans sur les côtes de la Manche et de la mer du Nord, et qui combattit à Ulm et à Austerlitz. » J'aime à multiplier ces citations qui me dispensent d'avoir un avis en de telles matières, et qui ont l'avantagé, ce me semble, d'exprimer sensiblement aux yeux de tous le feu, l'éclat, la verve militaire de Marmont.

Cette verve chez lui ne dégénère jamais, comme il arrive trop souvent à de nobles guerriers, en orgueil et en louange excessive de soi-même. J'ai à cet égard un témoignage intime et touchant. Ayant écrit pour l'un de ses ouvrages, et peutêtre pour ses Mémoires, quelques pages où il se ressouvenait, avec une sorte de complaisance, de l'influence salutaire qu'il avait exercée sur les troupes soumises à ses ordres, soit en 1304 dans ce commandement de l'armée gallo-batave, soit en 1805 à l'armée de Dalmatie, soit en 1814 à l'armée de Portugal, et bien qu'il terminât sa récapitulation par ces seuls mots : « L'ensemble de ces souvenirs fait la consolation de ma vieillesse,» il craignit d'en avoir trop dit, il raya les pages, et j'ai sous les yeux les feuillets condamnés avec ces mots en

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