Page images
PDF
EPUB

Son habile médecin Malfatti a curieusement noté en lui ce mélange de maturité et d'enfance, des jugements à la La Bruyère avec des restes d'enfant et d'adolescent. Ces contrastes se voient souvent dans les organisations vouées à une fin précoce. C'est une des méthodes et, pour ainsi dire, des compensations de la nature de hâter ainsi la maturité de ce qu'elle veut moissonner avant l'âge, et de rassembler en quelque sorte tous les développements du moral dans un court espace.

Un jour, l'ancien aide-de-camp du maréchal, M. de La Rue, était allé à Vienne; le jeune prince s'entretenait avec lui et lui faisait raconter cette circonstance de la guerre d'Espagne, quand les grenadiers de la Garde royale imaginèrent de donner au prince de Carignan, qui servait comme volontaire, les épaulettes de laine, pour le féliciter de sa bravoure à l'attaque du Trocadero. «En Russie, observa tout à coup le jeune homme, quand on veut humilier et punir un général, on le fait soldat : en France, quand on veut glorifier un prince, on le nomme grenadier. » Et faisant un geste, il s'écria : « Chère France! » Voilà bien l'expansion première qui se trahit dans toute sa jeunesse.

Le même officier, M. de La Rue, au moment de retourner en France, lui dit un autre jour tout naturellement qu'il était prêt à prendre ses ordres pour Paris. Mais ici la méfiance, déjà propre à cette jeune nature, se marqua à l'instant; sa physionomie se ferma : « Mais je ne connais personne à Paris, » répondit-il ; et après une pause d'un instant : « Je n'y connais plus que la Colonne de la place Vendôme. » Puis s'apercevant qu'il avait interprété trop profondément une parole toute simple, et pour corriger l'effet de cette brusque réponse, il envoya le surlendemain à M. de La Rue, qui montait en voiture, un petit billet où étaient tracés ces seuls mots : « Quand vous reverrez la Colonne, présentez-lui mes respects. >>

Au maréchal Marmont comme à toutes les personnes avec qui il parlait de la France, le jeune prince exprimait l'idée qu'il ne devait, dans aucun cas, jouer un rôle d'aventure ni servir de sujet et de prétexte à des expériences politiques; il rendait cette juste pensée avec une dignité et une hauteur déjà souveraines : « Le fils de Napoléon, disait-il, doit avoir trop de grandeur pour servir d'instrument, et, dans des événements de cette nature, je ne veux pas être une avant-garde,

mais une réserve, c'est-à-dire arriver comme secours, en rappelant de grands souvenirs. >>

Dans une conversation avec le maréchal, et dont les sujets avaient été variés, il en vint à traiter une question abstraite ou plutôt de morale, et comparant l'homme d'honneur à l'homme de conscience, il donnait décidément la préférence à ce dernier, «< parce que, disait-il, c'est toujours le mieux et le plus utile qu'il désire atteindre, tandis que l'autre peut être l'instrument aveugle d'un méchant ou d'un insensé. » Se rappelant la conversation qu'il avait eue avec Napoléon avant Leipzig, à Düben, le 11 octobre 1813, et que les événements subséquents avaient gravée en traits brûlants dans son souvenir, le maréchal fut très-frappé de ce qu'il croyait une coïncidence fortuite; mais, comme il en parlait à une personne de la Cour, il sut que le jeune prince avait été informé par elle de cette conversation de Napoléon et des traces qu'elle avait laissées dans le cœur du maréchal. Il avait donc saisi l'occasion de lui être agréable et de réparer l'effet des paroles de son père. Ainsi, c'était de sa part mieux qu'un hasard qui éveillait la superstition, c'était une délicatesse qui méritait la reconnaissance.

Il mourut le 22 juillet (1832), anniversaire de la bataille de Salamanque, « jour deux fois funeste pour moi, » dit le maréchal.

Cet épisode touchant et pieux de l'exil de Marmont achèverait de réfuter, d'effacer les inculpations de 1844, si, après les explications qu'on a vues, elles laissaient encore quelque impression dans les esprits.

Cependant la douce et honorable hospitalité de Vienne ne suffisait pas au maréchal; il se sentait encore des forces, de l'ardeur, une curiosité active; pour la satisfaire, pour tâcher de donner « un nouvel intérêt à son existence, » il conçut le projet d'un grand voyage à travers la Hongrie, la Russie méridionale, jusqu'en Turquie, en Syrie et en Égypte. Il quitta Vienne le 22 avril 4834, et, dans un voyage de près de onze mois, il chercha les distractions sérieuses, un noble emploi de l'intelligence, et cette instruction que la vue des choses nouvelles et des hommes dissemblables ne cesse d'apporter jusqu'à la fin aux esprits restés jeunes et généreux. La paissance de Méhémet-Ali en Égypte était alors l'objet de l'atten

tion des politiques et de la curiosité du monde : c'est par cette étude faite de près et sur les lieux, que le duc de Raguse termina ce voyage, et qu'il put dire en se rendant toute justice: « Il est dans mon caractère de prendre un vif intérêt à ce qui a de la grandeur et de l'avenir. Les vastes conceptions me plaisent, et je m'associe volontiers et d'instinct, par la pensée, aux belles créations, aux grandes entreprises. Sous ce rapport, rien d'aussi remarquable que ce qui se passe en Égypte n'est apparu depuis longtemps. >>

L'intérêt de ces sortes de voyages est surtout relatif au temps où ils s'exécutent, et les événements qui surviennent leur ôtent de cette nouveauté et de cet à-propos qui sont leur premier mérite. Cependant les Voyages du duc de Raguse, publiés en 1837, et auxquels il ajouta en 4838 un volume sur la Sicile, seront toujours relus avec plaisir et profit par tous ceux qui parcourront après lui les mêmes contrées. Il a le sentiment prompt, facile, l'expression nette et simple, parfois émue. C'est le journal instructif d'un esprit supérieur qui prend intérêt avant tout aux choses de l'administration et de l'organisation sociale, et qui tient à les faire comprendre; mais ces remarques positives et spéciales n'absorbent pas le voyageur, et le récit perd, en avançant, toute sécheresse. L'homme d'ailleurs se montre toujours, et il y a même des moments où l'on entrevoit le peintre. Le maréchal a cette faculté de s'imprégner très-vite de l'esprit et de la couleur des lieux, du génie des races. Il participe aux impressions successives qui naissent du paysage et des souvenirs; lui qui, en Hongrie, avait débuté presque par de la statistique et des chiffres, il devient légèrement mythologique aux environs de Smyrne, homérique à Troie, chrétien en traversant le Liban. Le son des cloches des monastères le dispose par avance à croire et le remue. Le voilà au Jourdain : « Arrivé sur les bords de ce fleuve témoin de tant de saints prodiges, je me plongeai, dit-il, dans ses eaux. Il me semblait qu'en touchant cette terre sacrée, berceau de notre croyance, je commençais une nouvelle vie. » « Oh! qu'ils aillent dans la Terre-Sainte, s'écrie-t-il encore, qu'ils entrent à Jérusalem, même avec une foi douteuse, ceux-là qui sont avides de nouvelles émotions; pour peu que leur imagination soit vive, et leur cœur droit et sincère, elles arriveront en foule à leur âme. >>

"

Le talent proprement dit, l'art d'écrire lui vient chemin faisant; il dira à propos des sépulcres restés vides, qui furent construits près de Jérusalem par Hérode-le-Tétrarque: «< Alors, comme à présent, il y avait des grandeurs passagères; et des tombeaux promis et élevés ne recevaient pas les cendres qui devaient les occuper. »

Mais c'est l'Égypte surtout qui est le but où tend le voya⚫ geur; il y retrouve, en y mettant le pied, les souvenirs présents et les émotions héroïques de sa jeunesse. Ancien gouverneur d'Alexandrie en 1798, il est accueilli par Méhémet-Ali avec distinction, avec une confiance entière, une amitié qui ne se démentira pas, et qui ira le chercher plus tard à Vienne, dans la crise de 1839. Marmont apprécie ce prince remarquable avec équité, avec une haute estime exempte de flatterie; son administration y est jugée, critiquée même, et louée seulement là où il le faut. Ces questions politiques ont aujour d'hui perdu de l'intérêt actuel qui les rendait encore si vivantes il y a douze ans ; je ne fais que les indiquer en passant; mais, dans ces volumes du duc de Raguse, je voudrais citer pourtant, comme pages durables et dignes d'un moraliste social aussi judicieux que fin, l'appréciation qu'il fait de la race arabe, des Arabes du Désert, et des qualités essentielles qui les caractérisent:

D'abord, dit-il, la patience qu'ils montrent en tout. C'est, en général, unc des vertus de ceux qui sont placés en présence de l'immensité l'homme qui est soumis à l'action d'une force supérieure, accoutumé à reconnaître son impuissance, se soumet facilement à l'empire de la nécessité. Ce sont les obstacles médiocres, les petits intérêts et les petites passions, les difficultés que notre esprit nous représente comme susceptibles d'être vaincues, qui nous irritent : alors l'impatience est comme un redoublement d'action, une exaltation de nos facultés vers le but que l'on veut atteindre. Mais quand l'homme se trouve en face d'une difficulté réelle, disproportionnée avec ses forces, il se résigne; et si l'expérience lui a enseigné que le temps et un effort réglé et continu sont les seuls moyens du succès, il prend alors l'habitude de la patience, et celte habitude passe dans sa nature. Le Hollandais, devant le puissant Océan, son éternel ennemi, sait qu'il ne peut lutter avec avantage contre lui que par la patience; qu'un travail momentané est insuffisant pour donner un résultat favorable, tandis qu'un combat de tous les moments finira par le faire triompher, et il souscrit à cette obligation sans en discuter les inconvénients. De même un Arabe, dont la vie se compose de marches dans

le Désert, sait que, pour le traverser, il lui faut beaucoup de temps, qu'il doit ménager ses moyens et ses forces; dès lors les jours s'écoulent à ses yeux sans précipitation ni lenteur, parce que d'avance il les a complés; il est entré dans un mouvement dont il a calculé les effets, auquel il s'abandonne avec confiance et tranquillité. Rarement l'approche de la mort cause de l'irritation: nous savons qu'elle a été la condition de notre existence, et l'on envisage l'Eternité du même œil que l'Arabe voit l'entrée du Désert dont il ignore la limite. >>

Certes, de tels morceaux d'observateur qui unissent à la fois la finesse et l'élévation, peuvent se citer et tiennent leur place à côté des pages les plus sévères de Volney, ou des plus brillantes de Chateaubriand.

Une remarque qui ne saurait échapper à ceux qui ont lu ces Voyages, et qui en ressort sans aucune jactance, c'est à quel point le maréchal Marmont, partout où il se présente, est accueilli avec considération, traité avec estime, et combien, par son esprit comme par ses manières, il soutient dignement à l'étranger la réputation de l'immortelle époque dont il est l'un des représentants. Non, la France ne saurait renier celui qui justifia si bien les grandeurs déjà commencées de l'histoire, et qui montra de sa présence et de sa personne, dans ces diverses contrées du monde où il parut, que la renommée lointaine ne mentait pas.

En 1845, le maréchal publia son Esprit des Institutions militaires que j'ai déjà cité plus d'une fois, et dont je n'ai pas à reparler en détail, n'ayant point crédit pour cela. Il dédia ce petit livre à l'Armée, dans cette allocution où son âme respire :

« Je dédie mon livre à l'Armée.

L'Armée a été mon berceau, j'ai passé ma vie dans ses rangs, j'ai constamment partagé ses travaux, et plus d'une fois j'ai versé mon sang dans ces temps héroïques dont la mémoire ne se perdra jamais.

• Parvenu à cet âge où tout l'intérêt et les consolations de la vic sont dans les méditations sur le passé, je lui adresse un dernier souvenir.

« Les soldats, mes compagnons d'armes, réunissaient toutes les vertus militaires. A la bravoure et à l'amour de la gloire, naturels aux Français, ils joignaient un grand respect pour la discipline, et une confiance sans bornes en leur chef, premiers éléments du succès...

• Les soldats d'aujourd'hui marchent dignement sur les traces de leurs devanciers; et le courage, la patience, l'énergie qu'ils ne cessent

« PreviousContinue »