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entièrement à ses ordres. Cette conversation très-remarquéc dura une demi-heure. Pendant le bal même, le maréchal s'approcha du prince de Metternich qui s'y trouvait, et voulut savoir, avant de s'engager davantage, si l'on ne voyait aucun inconvénient à une semblable instruction, à cette espèce de cours régulier qui lui était demandé. M. de Metternich répondit qu'il n'en voyait aucun, et qu'il ne demandait autre chose sinon qu'on apprît au fils de Napoléon, sur ces grands événements historiques, la vérité tout entière. Avant la fin de la soirée, le duc de Reichstadt s'approcha une seconde fois du maréchal, et, très-prudent et circonspect de caractère comme il était, il lui dit qu'il serait bon peut-être, avant de commencer, d'en dire un mot à M. de Metternich. Le maréchal lui ayant répondu qu'il était allé au-devant de sa pensée et que rien ne faisait obstacle, il fut convenu de se mettre au travail sans retard, et dès le surlendemain vendredi 28. A dater de ce jour, et pendant trois mois environ, le maréchal eut deux ou trois fois par semaine, les lundis, les vendredis, et quelquefois les mercredis, des conférences régulières avec le jeune prince, depuis onze heures du matin jusqu'à une heure.

Il commença par les débuts de son père, qu'il connaissait depuis le temps de l'École militaire, et depuis Toulon. Il lui raconta dans les moindres circonstances ces aventures premières, ces premiers jeux et triomphes de l'habileté et de la fortune; il mena cet ordre de récits, sans discontinuer, jusqu'à la fin de la première campagne d'Italie. Le jeune homme écoutait avec anxiété, avec ferveur. Il avait le culte de son père, un culte qui n'était pas seulement la tendresse d'une race civilisée, mais qui tenait de l'ardeur des peuples sauvages; il avait du Corse en cela. Beau d'ailleurs, remarquable de physionomie, de coup-d'œil, de pâleur, de timbre et d'accent, et accusant visiblement aux yeux de tous le sang d'où il était sorti. Il avait cinq pouces de taille de plus que Napoléon; son front était de son père; son œil, plus enfoncé dans l'orbite, laissait voir quelquefois un regard perçant et dur qui rappelait celui de son père irrité; l'ensemble de sa figure pourtant avait quelque chose de doux, de sérieux et de mélancolique. Par le bas du visage il tenait plutôt de sa mère et de sa famille allemande. Mais son teint était particu

lier et rappelait sensiblement le ton pâle du teint de Napoléon dans sa jeunesse.

Marmont, ramené lui-même à ces temps de splendeur et d'enivrante espérance, lui en exprimait avec feu l'esprit; il lui parlait de son père, comme il l'avait vu, comme il l'avait aimé alors; il ne craignit pas d'entrer dans les détails de nature et de caractère : il lui disait que son père avait été bon, avait été sensible, avant que cette sensibilité se fût émoussée dans les combinaisons de la politique; il lui disait, comme il l'a dit depuis à d'autres, et avec une larme : « Pour Napoléon, c'était le meilleur et le plus aimable de tous les hommes, le plus séduisant, le plus sûr en amitié; mais l'homme privé était tellement chez lui l'instrument de l'homme politique, que tout ce que l'on a dit de lui, tout ce que j'ai souffert moi-même de l'homme politique, tout cela se concilie avec le sentiment que j'exprime. » Et il avait deux traits singuliers qu'il aimait à citer comme indice et preuve de cette sensibilité première, et si bien recouverte ensuite, de Napoléon. Le premier était du temps de la première guerre d'Italie, et se rapportait à l'époque du traité de Campo-Formio qui brisa l'antique république de Venise. Le général Bonaparte avait en résidence auprès de lui un envoyé du Gouvernement vénitien, nommé Dandolo, non pas de la famille des illustres doges, mais d'une famille bourgeoise de juifs convertis, et qui avaient pris, comme c'était assez l'usage, le nom de leur parrain. Ce Dandolo, homme d'esprit, assez bon chimiste, occupé de sciences, d'améliorations et d'industrie, était une tête très-vive, et parlait avec facilité, abondance et feu. Aussitôt le traité signé, Bonaparte le fit appeler, et lui donna communication des dispositions qu'il renfermait, et desquelles il résultait qu'on sacrifiait Venise. Il lui dit tout ce qu'il put pour l'adoucir et l'amener à comprendre la situation, et il le renvoya à Venise pour préparer ses compatriotes. Mais les esprits ne s'y payèrent pas de ces explications politiques; ils furent saisis d'une soudaine exaspération dans laquelle entra Dandolo lui-même. Le Gouvernement provisoire vénitien décida alors de tout faire pour empêcher le Directoire de ratifier le traité. Il dépêcha à cet effet trois députés, desquels était Dandolo, avec espoir et mission de corrompre les Directeurs à prix d'argent. Bonaparte apprend leur pas

sage à Milan, il envoie Duroc à franc étrier pour les arrêter; on les arrête aux frontières du Piémont; on les ramène à Milan. On peut juger de la violence et de la colère de Bonaparte au premier abord : « J'étais en ce moment dans le cabinet du général en chef, » dit Marmont. Quand il y eut moyen de parler, Dandolo répondit; et cette fois la nécessité, la circonstance extrême, lui inspira des forces et une audace inaccoutumée; il fut noble, courageux, éloquent; il fit résonner avec sincérité les grands mots de patria, libertà; il les appuya de raisons : « La force de ses raisonnements, sa conviction, sa profonde émotion agirent sur l'esprit et le cœur de Bonaparte, au point de faire couler des larmes de ses yeux. Il ne répliqua pas un mot, renvoya les députés avec douceur et bonté, et depuis il conserva pour Dandolo une bienveillance, une prédilection qui jamais ne s'est démentie. » C'est que ce Dandolo avait fait vibrer certaines fibres secrètes de son imagination et de son cœur.

L'autre trait que Marmont aimait à citer au duc de Reichstadt, et que d'autres encore ont entendu de sa bouche, est plus remarquable. On était à la veille du brusque départ d'Égypte, au moment où Bonaparte allait revenir faire son 48 Brumaire. Le secret du retour était gardé entre très-peu de personnes. Un ancien négociant de Marseille, nommé Blanc, ruiné par le maximum, était venu en Égypte pour rétablir sa fortune, et avait fait l'expédition avec le titre et les fonctions d'ordonnateur des lazarets; mais le mal du pays l'avait pris ; il ne rêvait que France et retour; c'était plus qu'une maladie, c'était un délire. Il avait eu vent du départ, et s'était glissé à bord d'un des avisos qui devaient faire partie de l'escadre; mais cet aviso, sur lequel il était monté, ayant reçu ordre précisément de rentrer au port, Blanc se jeta dans une barque et gagna la frégate la Muiron, sur laquelle était le général en chef. Il essaya de s'y cacher, mais il fut découvert, amené sur le pont, et il essuya là une bourrasque des plus vives de la part de Bonaparte, qui le traita de déserteur, de lâche, disant que s'il revenait, lui, c'était pour le bien public. Blanc eut beau se jeter à ses pieds, exprimer son désespoir, son besoin d'embrasser sa femme et ses enfants, le général parut impitoyable et donna ordre de le rembarquer et de le remmener à terre. Toute cette scène cependant, les cris

et les prières, l'éloquence naturelle et déchirante du fugitif l'avaient ému; il se promena quelque temps en silence sur le pont et dit à Marmont : « Rappelez-moi cet homme quand nous serons à Paris et que nous pourrons quelque chose. » Or, on était à Paris; le 18 et le 19 Brumaire étaient consommés, et Bonaparte, Consul provisoire, s'installait au Luxembourg. Il y était à peine; il allait dicter un premier ordre; il se retourne vers Marmont et lui dit : « Et notre homme d'Égypte! » Marmont n'avait pas eu le temps d'y penser. Chose étrange! le premier acte de Bonaparte, Consul provisoire au Luxembourg, au 20 Brumaire, fut le rappel de Blanc, et le second acte fut sa nomination comme consul-général à Naples. Les accents de cet homme lui étaient restés dans le cœur, dans l'imagination; oui, il avait peut-être fait vœu, dans son imagination italienne, d'être pitoyable pour cet homme, si la fortune lui souriait à lui-même et si elle couronnait son retour. Il y a de ces superstitions dans les hommes du destin. Quoi qu'il en soit, Marmont citait ces deux traits au fils de l'Empereur comme preuve d'une sensibilité première subsistante avant l'excès de la politique et des combats.

Quand Marmont eut raconté tout d'une suite et d'une teneur au jeune prince l'histoire de son père jusqu'à la fin de la première campagne d'Italie, il passa sans transition à 1814, prenant le récit dans ses deux points les plus saillants et embrassant la destinée dans ses deux extrémités les plus décisives et les plus glorieuses. Le jeune prince comprit à l'instant les grandeurs et les faiblesses de cette dernière campagne de 1814, et par où elle avait manqué; il dit à ce sujet ce mot remarquable, et qui a déjà été cité : « Mon père et ma mère n'auraient dû jamais s'éloigner de Paris, l'un pour la guerre, l'autre pour la paix. >>

La curiosité une fois apaisée sur ces parties à la fois les plus classiques et les plus vives, Marmont reprit chronologiquement la suite des campagnes, l'expédition d'Égypte, la campagne de Marengo, celles d'Austerlitz, d'Iéna, de Wagram, de Russie : il recommanda vivement au jeune prince, pour cette dernière, l'Histoire de M. de Ségur, non pas comme l'ouvrage le plus didactique ni peut-être le plus complet militairement, mais comme celui où l'on trouve le plus la vérité

de l'impression. Il termina cette espèce de cours par un récit des événements de 1830.

Les réflexions du jeune prince se mêlaient sans cesse à celles du maréchal et souvent les résumaient d'une manière heureuse. Souvent aussi, il avait des pensées originales et nées de lui seul. En envisageant ces événements de 1830, le sentiment de sa destinée et de son droit se réveillait en lui comme malgré lui-même. Le droit de la branche aînée, il l'admettait encore; il reconnaissait jusqu'à un certain point cette légitimité antique et antérieure: mais, à leur défaut, pourquoi d'autres? « C'est moi qui suis le plus légitime et qui ai le droit, » pensait-il.

Quand ce cours de trois mois fut terminé, le maréchal annonça qu'il n'aurait plus l'honneur de voir aussi régulièrement le prince; celui-ci lui fit promettre pourtant de revenir aussi souvent qu'il le pourrait. Il l'embrassa et lui envoya, peu de jours après, son portrait : « Le duc de Reichstadt, dit M. de Montbel, y est représenté à mi-corps, assis vis-à-vis du buste de son père, ayant l'air d'écouter avec beaucoup d'intérêt en dehors du tableau. » Au bas, il avait écrit de sa main les vers d'Hippolyte à Théramène :

Attaché près de moi par un zèle sincère,

Tu me contais alors l'histoire de mon père.
Tu sais combien mon âme attentive à ta voix
S'échauffait au récit de ses nobles exploits...

:

Le premier vers avait été un peu changé et, selon moi, gâté par le prince il avait substitué le mot arrivé au lieu d'attaché. L'exactitude du sens l'avait emporté ici sur la grammaire; c'est la seule faute : mais que de délicatesse et de tact en tout ceci! Comme son père, il avait un art singulier pour plaire quand il le voulait.

Le maréchal continua de voir le jeune prince de temps en temps; il lui donnait de bons conseils : le jeune prince, en plus d'un point, les aurait devancés. Il était très-prudent, très-réservé et secret; il eût même été dissimulé s'il l'avait fallu. Sa nature originelle et les nécessités de sa position l'avaient averti de bonne heure à cet égard. Ceux qui l'ont le mieux connu ont signalé en lui la sagacité extraordinaire du jugement, une connaissance innée des hommes, qui lui faisait deviner ce qu'il n'avait eu ni le temps ni l'occasion d'observer.

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