Page images
PDF
EPUB

rection se généralisait. Il écrivit à sept heures du matin une lettre à Saint-Cloud au roi ; elle s'égara en chemin. Il en récrivit une autre, qui parvint au roi avant neuf heures. Après avoir rendu compte de l'état de Paris et des dispositions militaires qu'il prenait, il terminait ainsi : « Ce n'est plus une émeute, Sire, c'est une révolution qui se prépare. L'honneur de votre couronne peut encore être sauvé aujourd'hui : demain, . peut-être, il ne serait plus temps. J'attends avec impatience les ordres de Votre Majesté. »

L'officier d'ordonnance porteur de cette lettre la remit au moment où le roi allait à la messe; elle ne fut ouverte qu'au retour de la chapelle, et resta sur un tabouret de la galerie pendant tout ce temps. Il n'y fut point fait de réponse.

A neuf heures, ayant réuni en conseil aux Tuileries les généraux de la Garde, le maréchal leur exposa son plan, et il fut décidé qu'on opérerait sur trois colonnes principales, agissant par la ligne des boulevards, par celle des quais, et par le centre jusqu'au marché des Innocents. Mais on était trèspréoccupé alors de n'être point agresseur, et il fut dit et redit qu'on dissiperait les rassemblements, qu'on détruirait les barricades, et qu'on ne riposterait au feu que si l'on était attaqué. Le maréchal ajouta : « Vous entendez bien que vous ne devez tirer que si on engage sur vous une fusillade, et je défi› nis une fusillade non pas quelques coups de fusil, mais cinquante coups de fusil tirés sur les troupes. >>

On est bien revenu depuis de ces délicatesses. Si des politiques étaient tentés aujourd'hui de les trouver excessives, je rappellerai encore une fois que tout est relatif dans ces situations extraordinaires. De telles précautions morales étaient alors nécessaires dans l'état des esprits, et si une transaction avait été possible à quelque moment, comme l'espérait le maréchal, elle ne l'était que moyennant ces ménagements mêmes. Car, ne l'oublions pas, une transaction alors, dans une affaire si mal engagée, était la seule solution possible.

Les généraux et les troupes de la Garde (je ne parle pas des autres) exécutèrent prudemment et vaillamment ce qui leur était commandé. La place de la Bastille, l'Hôtel de Ville, le marché des Innocents, étaient occupés vers une heure; ies troupes, après de rudes combats, étaient maîtresses de la situation; mais ce n'était qu'un instant, et, les cinq députés

marquants s'étant présentés aux Tuileries pour transiger, il n'y avait pas de temps à perdre, il y avait urgence à les écouter.

M. Laffitte, celui même qui avait parlé si vivement pour les Bourbons le soir du 30 mars 1814 dans le salon du maréchal, rue Paradis-Poissonnière, s'adressant à lui encore, lui dit : << Monsieur le maréchal, nous venons nous adresser à un général qui a le cœur français, pour lui demander de faire cesser l'effusion du sang. » Le maréchal répondit qu'il était prêt à arrêter le feu des troupes si les hostilités cessaient du côté des habitants. Il s'offrit, s'il y avait trêve, à accompagner les députés à Saint-Cloud pour appuyer leurs instances, ne pouvant prendre de lui-même aucun engagement. Comme M. Mauguin commençait à discuter sur l'illégalité des Ordonnances, il l'interrompit en lui disant : « Monsieur Mauguin, quelles que soient les raisons que vous énumériez, j'en pense encore plus que vous n'en direz là-dessus; mais j'ai ici des devoirs militaires à remplir; j'en comprends toute l'étendue, toutes les conséquences, et, dussent la proscription et la mort être pour moi le résultat de ma conduite, je remplirai en homme d'honneur les devoirs militaires qui me sont imposés; - et j'en appelle à mes camarades, Messieurs de Lobau et Gérard, puis-je agir autrement? » — «< Non, c'est vrai, » répondirent les deux généraux.

Passant alors dans la pièce voisine où étaient les ministres et M. de Polignac, le maréchal fit tout pour qu'on profitât de ces avances qu'avait amenées l'action très-vigoureuse des troupes, prévenant bien qu'il n'était pas en mesure de renouveler un semblable effort. Rien n'y fit. Le prince de Polignac se refusa à voir les députés, et le maréchal écrivit en toute hâte pour Saint-Cloud une lettre au roi, laquelle fut devancée par une autre qu'écrivit en même temps M. de Folignac.

Cette lettre du maréchal, importante et décisive, fut portée par son premier aide-de-camp M. de Komierowski. Arrivé à Saint-Cloud avant quatre heures, et introduit par le premier gentilhomme de la Chambre, il remit la dépêche. Le roi la lut, lui adressa quelques questions, et lui dit d'aller attendre la réponse. Comme cette réponse ne venait point, et que l'aide-de-camp sentait le prix des instants, il insista pour qu'on rappelât au roi qu'il attendait. Le premier gentilhomme

de la Chambre allégua l'étiquette qui ne permettait point do rentrer si promptement chez Sa Majesté (4). Lorsque l'aidede-camp fut enfin introduit, le roi lui fit cette seule réponse: « Dites au maréchal qu'il groupe ses troupes, qu'il tienne n, et qu'il agisse par masses. »

Il serait pénible de pousser plus loin ce récit qui présenterait jusqu'à la fin les mêmes situations, les mêmes efforts infructueux, les mêmes récidives, avec des chances de moins en moins favorables à chaque minute écoulée. La patience, le sang-froid, le courage du maréchal, son humanité en ces extrémités irritantes, ne se démentirent pas un moment. L'obstination du côté de Saint-Cloud, non plus, ne se démentait pas encore. On sait comment il y fut reçu, les scènes qui l'y accueillirent dans la soirée du 30, cet accès de colère qu'il eut à essuyer de la part de M. le Dauphin, et dont ce prince lui a demandé ensuite pardon comme chrétien et comme homme. Le maréchal Marmont, voué par la force des circonstances à une cause qui était celle de son devoir bien plus que de son cœur, en accepta sans murmure toutes les consé. quences. Dans ce lent voyage de Cherbourg, il maintint jusqu'à la fin l'ordre et un certain décorum militaire dans l'escorte royale: lui qui gardait encore sa cocarde tricolore le 12 avril 1844 à l'entrée de Monsieur dans Paris, il était le dernier maintenant à garder sur la terre de France cette cocarde blanche menacée. Monté sur le même paquebot que Charles X, il quitta le vieux roi en arrivant dans la rade de Portsmouth. Ce prince bienveillant et faible, et qui appréciait avec cœur des services dont il n'avait pas su profiter, lui fit cadeau de l'épée qu'il portait, en lui disant : « Monsieur le maréchal, je vous remets, en témoignage de haute estime, l'épée que je portais quand je voyais les troupes françaises.» Parole qui fait sourire, mais qui est touchante d'intention dans sa modestie même et sa faiblesse.

L'exil, d'où il ne devait point revenir, commençait pour le maréchal Marmont.

་་

(4) Non pas qu'on prétende que ce premier gentilhomme (le duc de Duras) ait dit en propres termes : « L'étiquette s'oppose... » Il suffit qu'il ait répondu : « Monsieur, ce n'est pas l'usage de rentrer si vite chez le roi. »

་་

Lundi 19 avril 1852.

LE MARECHAL MARMONT,

DUC DE RAGUSE.

(Suite et fin.)

L'adversité va achever de nous développer le caractère du maréchal Marmont et nous confirmer dans l'idée que nous en avons pu prendre. Il porta son malheur jusqu'à la fin avec un mélange de dignité, de fierté même, de philosophie et de tristesse, de tristesse au fond, de distraction et de facilité à la surface, et toujours avec honneur. Quels furent ses goûts, ses occupations, l'emploi de ses heures et de ses années dans l'exil? La meilleure justification d'un homme sort de là.

Après n'avoir fait que passer à Londres et en Hollande, il alla à Vienne, et y résida habituellement jusque vers 1843, sauf les voyages qu'il fit dans l'intervalle. A dater de 1843, ce fut plus habituellement à Venise qu'il établit sa vie, sauf encore les absences qu'il aimait à faire à certaines saisons, et une retraite de plusieurs mois à Hambourg pendant les événements de 1848; mais c'est à Venise qu'il est revenu vivre dès 1849, et qu'il est mort.

Et avant tout, pour aborder sans hésitation une question délicate, et qui, soulevée un jour devant lui, fit rougir le front du noble guerrier, mais une question qui est trop chère à la calomnie pour qu'on la lui laisse, je dirai qu'à l'étranger, le maréchal Marmont, privé de ses traitements en France, vivait surtout de sa dotation d'origine et de fondation napo

léonienne, datant de l'époque de ses grands services en Illyrie, dotation qui, par suite de la reprise des Provinces Illyriennes, lui avait été légitimement garantie dans les traités de 1814, comme cela arriva à d'autres grands feudataires de l'Empire en ces provinces. Il est donc inexact et faux de dire qu'il ait vécu à l'étranger d'une pension du Gouvernement autrichien il continua de recevoir une indemnité régulièrement garantie et stipulée par des traités internationaux (1).

Arrivé à Vienne, il y fut l'objet de l'attention particulière et des témoignages d'estime de tout ce qu'il y avait de distingué. Mais, ce qui était fait surtout pour le toucher et ce qui nous intéresse le plus aujourd'hui nous-mêmes, il connut, il vit beaucoup le duc de Reichstadt, le fils de Napoléon, et il fut, dès le premier jour, recherché et considéré par lui. Ce premier épisode de l'exil de Marmont est aussi le plus attachant; c'est dans ses Mémoires qu'il le faudrait lire en entier. M. de Montbel, dans le livre qu'il a consacré à la vie du duc de Reichstadt, en a déjà dit quelque chose.

Le duc de Reichstadt, qui allait avoir vingt ans, élevé avec beaucoup de soin par des hommes instruits qui avaient cultivé en lui ses nobles instincts et qui les avaient fortifiés par des études positives, n'avait encore paru que dans les réunions de la famille impériale et les fêtes de la Cour. C'était le mercredi, 26 janvier 1834, qu'il devait faire son premier pas hors de ce cercle et dans le monde proprement dit; il devait assister à un bal donné par lord Cowley, ambassadeur d'Angleterre. Le maréchal Marmont y était invité; il fut prévenu que le jeune prince désirait y causer avec lui. Et en effet, le duc de Reichstadt était à peine arrivé, qu'il s'approcha du maréchal et se félicita de faire la connaissance d'un guerrier qui avait servi avec tant de distinction sous les ordres de son père. Il exprima le désir d'entendre de sa bouche le récit détaillé et méthodique des campagnes d'Italie, d'Égypte et de toutes celles de l'Empire, en un mot « d'apprendre sous lui l'art de la guerre. » Le maréchal lui répondit qu'il serait

(1) Les seules dotations, ainsi respectées, furent celles dont les titres portaient sur des provinces qui, bien que conquises par l'Empereur, avaient été ensuite reconnues dans les traités de paix comme faisant partie de l'Empire français.

« PreviousContinue »